Prologue

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L'esprit happé par les feuilles éparpillées devant elle, Yuna parcourt l'Histoire. Chapitre après chapitre, page après page, elle explore le passé pour le mettre à l'abri dans sa mémoire. Elle attrape un nouveau feuillet, avale chaque mot, absorbe les théories, les concepts, les événements, retient le thème puis passe à la suivante. Contre le temps, contre l'oubli, elle boit, s'abreuve des écrits jaunis, ternis par les années déjà consumées. Elle se saisit d'une lettre, approche son regard, lit en diagonale de haut en bas, puis réintroduit la feuille étudiée dans le chaos de papier. La table en bois, élevée de quelques pouces au-dessus du sol, se noie sous les parchemins qui s'accumulent, se mélangent, s'agglutinent. Le papier coule en cascade jusqu'au sol – complètement inondé lui aussi. Agenouillée, l'âme plongée dans les eaux mystiques d'une époque révolue, Yuna fouille les intestins du monde. Le document devrait être là – quelque part entre les vagues d'encre de ce vieil océan.

— Mère...

Yuna n'a pas entendu lorsqu'on a poussé la porte de sa chambre, ni lorsque les pas se sont glissés jusqu'à elle. Elle manque terriblement de vigilance quand une idée lui accapare l'esprit... Elle se redresse, tente d'arranger le désordre avant d'abandonner son entreprise. À quoi bon ? La femme expire sa frustration... Combien de temps devra-t-elle encore chercher avant de retrouver ces preuves ? Elle passe une main tachée de noir sur sa figure fatiguée avant d'accorder son attention à la présence à ses côtés.

— Assieds-toi, ordonne Yuna sans lever les yeux de ses pages.

Aussitôt, sa fille s'exécute.

— Les caméristes m'ont rapporté que tu as progressé. L'entraînement se passe bien ?

— Oui, Mère.

— Tant mieux. Les arts martiaux, l'espionnage, la course d'orientation, la survie... ce ne sont pas des jeux, tu sais ?

— Je sais.

— Travaille tes techniques. Parfais tes forces. Convertis tes faiblesses en avantage.

— Entendu.

Le silence retombe sur la vaste pièce au mobilier timide. Yuna s'empare d'une feuille qu'elle n'a pas encore regardée, les pensées groupées sur sa tâche, travaillant à résoudre son problème. Elle analyse le morceau de parchemin encore quelques secondes avant de le chiffonner.

— Je commence à désespérer.

— Que cher... Oh, pardon ! Je...

Yuna s'interrompt et détaille enfin la fillette. Les joues de cette dernière sont roses d'embarras. Le menton baissé, elle serre ses paupières lisses.

— Vas-y, sourit la femme en caressant les cheveux noirs. Tu peux poser ta question.

L'enfant relève prudemment la tête. Une frange droite couvre son front jusqu'aux sourcils. Elle place une mèche derrière son oreille avant de marmonner :

— Que cherchez-vous, Mère ?

— Des billets importants, vraiment importants. Ils prouvent qu'un complot se prépare contre notre famille. Mais mes efforts sont vains... Je ne trouve rien et l'Autorité Clanique refuse de m'écouter... Si je parvenais à remettre la main sur ces documents, je pourrais les convaincre d'agir. Peut-être que je n'investigue pas au bon endroit. À ce propos, mon enfant... Que fais-tu là ?

— Père m'a dit que vous vouliez me voir ? s'étonne la petite.

— Certes. Mais pas avant le matin.

— C'est le matin, Mère.

La bulle dans laquelle Yuna s'était enfermée éclate aussitôt. Par l'étroit carré qui perce l'un des murs, le jour flamboie. Sur la courte table, la cire a fondue, mêlant sa chair séchée au ballet de papiers. Comment n'avait-elle pas remarqué ?

— Père m'a dit que vous vouliez me voir pour me montrer un objet précieux.

— Il a dit cela ?

— C'est ce qu'il a dit. Mot pour mot.

Yuna fouille dans sa mémoire. Elle pousse les idées fixes contre les parois de son crâne afin de dégager l'espace. Elle range les obsessions dans les tiroirs, cache les miettes de ses projets sous les tapis de son esprit et arpente le monde des pensées pour atteindre celle qui lui échappe. Là ! Elle s'avance, tend la main, déplie les doigts... Presque... De l'index, elle effleure la pensée rebelle... Si proche... Une poignée de secondes s'écoule encore avant qu'elle ne parvienne à l'attraper.

— Oh ! L'Obkryc !

Elle a sauté sur ses pieds pour débarrasser la table. Avec de grands gestes agités, elle envoie valser l'Histoire. Les manuscrits, les pages, les témoignages... Chaque écrit est balayé, expulsé sans aucune pitié. Les feuillets s'envolent et rejoignent leurs semblables sur le sol.

La table nue, Yuna s'accroupit, puis tapote sur le bois à différent endroit en une combinaison précise et secrète. Lorsqu'elle achève ses manœuvres, l'une des planches se soulève en gémissant.

— Regarde bien, Yokemi.

De la cache, la femme extirpe une poche en toile brun, tout ce qu'il y a de plus commun. Un semblant de déception émane de sa fille, mais Yuna n'y prête pas attention et dévoile le châle doré que contient la pochette.

— Cet obkryc est très important pour notre famille. C'est l'un des plus précieux héritages de notre Clan. Un jour, Yokemi, tu le recevras. Et ce jour-là, tu devras répondre à mon appel. Ce jour-là, j'aurai besoin de toi. Regarde.

Yuna se redresse, puis attache l'artefact autour de son cou gracieux. Quelques secondes passent et l'illusion s'installe.

— Mère... ?

La fillette a écarquillé les yeux de surprise. Ses balbutiements se sont aggravés.

— Mère... répète-t-elle dans un hoquet. Vous...

Elle tremble. Yuna sourit. De sa silhouette de jeune dame élégante et déterminée, ne reste qu'un corps pansu et usé, qu'un visage fripé d'une vieillesse factice. Son apparence a changé. Du moins, au regard de sa descendante...

— Vois-tu un vieil homme borgne, mon enfant ?

Yokemi hoche doucement le menton, encore stupéfaite de la transformation de sa mère.

— Ce que tu vois est irréel, articule la bouche sénile. Ce que tu entends aussi.

— D'a... d'accord...

— C'est un déguisement. Une illusion. L'obkryc me permet d'adopter n'importe quel corps que mon esprit imagine. Ainsi, tant que je le porte, je peux tromper ta perception de la réalité. Comprends-tu ?

— Je... n'en suis pas certaine, Mère.

— Je peux le concevoir, sourit Yuna en retirant l'étoffe dorée pour dissiper le mirage. Bien. Va à tes leçons, écoute ton précepteur, révise tes techniques de combat, puis reviens me voir ce soir. Je t'expliquerai à nouveau. Maintenant, va.

La petite s'exécute tandis que son parent replace le tissu d'or dans l'étui de toile et l'étui de toile dans la cachette en bois. Aux pieds de la table, le désordre s'avère intacte. Feuilles, parchemins, amas de pages, montagnes de mots... La femme soupire du travail qui lui reste à accomplir pour démontrer l'existence du complot et le déjouer.

— Au revoir, Mère, salue Yokemi depuis le seuil.

Yuna n'entend pas la porte claquer ; elle a replongé dans son océan de papier.



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