⚠️ violences, mort
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— Impressionnant. Tu as laissé ces minables te capturer au lieu de les anéantir. Tu as du temps à perdre, Tomi...
Tomasz ne relève pas. Malgré sa clairvoyance, la Voix ne s'avère point infaillible. Elle possède en outre quelques lacunes... Ce qu'elle ignore, par exemple, en tant qu'être désincarné, dépourvu de chair et d'organe, c'est que – parfois – raisonner ne suffit pas. De temps à autre, il sied mieux de taire toute logique, d'exclure la réflexion, d'abandonner les calculs et d'écouter son corps, son intuition. Car cette dernière murmure ce que l'omniscience ne peut percevoir. Du bout des lèvres, elle dicte ce que seul entend l'instinct le plus primaire. Cet instinct qui mène aux terres arables de l'inconnu, de la surprise et – parfois – de la vérité. Tomasz a tendu l'oreille, suivant les ornières de son intuition. Et cela au grand dam de la Voix.
— La Panacée ne va pas se concevoir par magie ! Enfin, façon de parler...
Tomasz fait fi des reproches. Les bras noués dans le dos par une cordelette solide et contraint d'obéir aux lames qui lui dictent d'avancer, pour l'heure, il peut difficilement préparer une potion. Épée et besace toutes deux confisquées, ne reste au jeune homme que sa liberté d'esprit et la ferme conviction que son intuition ne l'a pas trompé.
Quatre Xhiemens escortent Tomasz de près, deux autres guident ces premiers et un dernier homme clos le cortège. Parés de lances ou de poignards, et brandissant des torches pour repousser l'obscurité, ces gaillards à peine égratignés, plutôt épargnés par la guerre qui défigure Beyopho et dépèce sa population, vont au trot vers le nord-est de la cité. À leurs plastrons dépareillés – pour ceux qui en portent – et aux accents qui se disputent la langue commune –, Tomasz n'a aucun doute quant à leur allégeance. Serein, impavide, il est certain d'être entre les mains des rebelles. Ils n'ont emmené que Tomasz d'ailleurs, après avoir imposé à l'éclaireur un repos éternel.
— T'aurais dû l'achever toi-même. Tout le monde aurait gagné du temps.
Alors que les pavés éclatés se mutent en gravas, que le sentier sinueux dissimulé dans l'ombre de la grande muraille s'ouvre sur le flanc aduste d'une petite colline, d'aucuns échangent quelques banalités sur le conflit quand d'autres intiment de se hâter. Au sommet de la butte, aplatis par le regard argenté des étoiles, des ruines, des lambeaux de bois, de pierre, de chair, se mêlent à la poussière charriée par le vent avec les relents putrides d'un cimetière aux cadavres exhumés.
— S'ils te laissent profiter du paysage, c'est qu'ils ne comptent pas te laisser en vie, tu sais ?
Il sait, bien sûr. Mais la confiance ne fléchit pas. Tomasz s'applique à retenir chaque pas, chaque relief dépassé, chaque débris enjambé, les morceaux de corps abandonnés aussi – têtes, bras, bustes carbonisés –, et tout autre décombre organique ou minéral aux senteurs de cendre qui souille le terrain défiguré. Il mémorise autant d'éléments qu'il le peut, sans s'émouvoir, sans compatir au destin de ceux qui ont péri, de ceux qui ne souffrent plus.
— Ces informations te seraient utiles si tu te décidais à rebrousser chemin !
Au cœur de l'affliction s'élève une anomalie, une survivante. Seule cette lourde demeure en bois, de celles qui défient les temps et les époques, aux fondations en pierre apparentes, au toit de chaume épais et aux poutres peintes qu'éclairent des lanternes à luciole suspendues, résiste au chaos. De cette noble bâtisse aux propriétaires disparus pulse un peu d'ardeur. Unique ardeur sur ces lieux silencieux ; l'ardeur de ces âmes rebelles aux armes brandies vers le ciel pour anéantir l'Empire. Elles pensent pouvoir s'emparer de l'inaccessible...
— Ri-di-cu-le.
L'escorte de Tomasz s'arrête aux pieds de l'édifice tandis que l'un des rebelles survole les trois marches du perron avant de disparaître à l'intérieur de la maison. Il en ressort une minute plus tard sur les pas de son supérieur. Ce dernier, court – presque petit –, est maître d'un corps robuste, droit et fier. Une barbe noire, clairsemée, taillée en pointe et parcourue de fils d'argent, habille son visage carré, sévère, et repose jusqu'au plastron métallique qui protège son torse. Peut-être une quarantaine d'années écoulées depuis sa première inspiration... Pourtant l'homme dégage une aura immense, puissante, qui avale toutes les ombres qui effleurent son sillage. Un général, comme en témoignent les galons d'argent sur sa poitrine. Dans les yeux assagis par l'âge, une lueur froide et intelligente fixe Tomasz. Une lanterne à luciole dans sa main gauche, le chef des rebelles descend de la plateforme en bois, puis s'approche du captif sans retenir le rictus qui écarte ses lèvres.
— Il serait plus facile de renoncer, n'est-ce pas ?
Il s'exprime en khométéen avec fluidité et précision. Son accent xhiemen enlacent les mots qu'il prononce sans les retenir. Et si tous ne comprennent pas la langue, tous l'écoutent, écrasés par l'importance de celui qui l'articule.
— Abandonner n'aurait aucun sens, poursuit le général. Notre Clan a déjà tant perdu... Or l'Autorité ne saisit pas cela. Non. Elle ne voit pas ce qui stagne devant ses yeux et croupit dans l'eau limpide de la vérité. Il me revient alors de la convaincre. Il me revient de persuader mes sœurs, mes frères, mes enfants, que notre combat doit se poursuivre, et se poursuivra, encore ce soir. Il ne s'éteindra qu'avec le dernier d'entre nous. Je le ferai. Je vaincrai leur cécité. Avec votre aide. Tomasz.
— Par quelle magie sait-il qui tu es, Tomi ?
Au contraire de la Voix, le prisonnier ne s'en étonne pas. Il y voit un bon présage et dissimule son aise sous un masque d'indifférence. En effet, il ne faudrait point éveiller la méfiance de son interlocuteur. Celui-ci doit persévérer dans sa crédulité orgueilleuse. Qu'il continue à percevoir Tomasz comme un jeune homme inoffensif, sans ressource. Qu'il s'enlise dans sa bêtise, le petit général... De cette manière, Tomasz pourra le manipuler avec grande facilité.
— Vos connaissances sur la famille impériale – sur leurs manigances – me seront très précieuses, Tomasz. Elles m'aideront à ouvrir les yeux clos de l'Autorité Clanique.
Un geste jeté en l'air de sa main libre et les genoux du détenu rencontrent brutalement le sol. Tomasz se mord la lèvre tandis que les doigts sur ses épaules le maintiennent fermement contre la terre. Il lève la tête. Un sabre se tient juste devant sa gorge. La lame attrape les lueurs des lucioles qui tournoient dans leur cage de verre aux orifices minuscules. Comme folles, paniquées, les captives lumineuses s'agitent en tous sens, heurtant parfois les parois de leur prison. Peut-être Tomasz aurait-il dû ressentir ce même émoi, cette angoisse aiguë, nerveuse, de proie piégée ? Oui, peut-être qu'une telle crainte aurait dû envahir son cerveau et empoigner ses tripes pour les déchirer... Soit. Il n'en est rien. Impassible, une foi inébranlée au creux du cœur, Tomasz ne cesse de croire en sa première intuition.
— Coopérez. Et nous vous épargnerons toute souffrance inutile.
— Il m'ennuie le vieux...
... quand il fascine Tomasz. Parce que l'homme se pense divin dans sa piètre humanité ; parce qu'il croit son cœur protégé derrière le rempart de confiance qu'il a bâti. Tout en lui est solide, contracté, déterminé et retenu. Pourtant, Tomasz décèle la moindre aspérité de la muraille, la moindre faille, qu'il exploite pour déjouer les paraîtres et atteindre l'âme véritable. Une âme aux teintes multiples. Rouge. Tomasz repère la colère cloisonnée, repliée sur elle-même, qui gonfle la veine du front et assombrit le jugement du Zu'Hang. Gris. Il saisit les orages muets qui tapissent le timbre serein, cette accalmie factice de la voix. Violet. Tomasz décrypte le regard fixe et assuré qui voile en réalité l'ancrage du doute et l'instabilité de l'esprit. Jaune. Une touche d'arrogance sublime le tableau au cadre de belle facture. Un tableau dont Tomasz se félicite de saisir les nuances, les formes, les contours, pour mieux discerner le fond, l'œuvre sous-jacente. Le prisonnier achève d'assimiler tous les éléments récoltés depuis l'apparition du général – cette grande âme tassée dans un corps trapu, ce guerrier influent, faussement confiant, de haut rang, mais défaillant, et qui détient assez de pouvoir pour s'opposer ouvertement à l'Autorité Clanique. Il agit pour son Clan et contre lui. Un père. Un ennemi. Tomasz sourit à l'intérieur de lui-même. Il connaît cet homme. Ce soir, il le rencontre pour la première fois.
— Feng-Atsu, ose le captif avec humilité. Quel honneur d'être à votre merci.
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Le Sens
FantasyÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...