13. La frontière

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Plié, secoué, j'étouffe, je tousse, je crache. Les poumons atrophiés, collés de poussière, je m'extirpe enfin de la PIS à la suite de Paole. Franchir une faille à pied plutôt qu'à bord d'un navire s'avère bien plus éprouvant. À l'abri dans son bateau, l'homme est protégé des flots. Il n'a pas à résister, à combattre, car seul le navire agit, lutte contre les courants de particules grises. À pied cependant, il n'y a que la volonté de l'âme pour faire tourner les hélices du corps et avancer, que nos forces qui s'effritent goutte à goutte, qui s'affadissent alors que le monde continue de tanguer, complètement embrouillé de brouillard... Il n'y a que nos muscles tendus à l'extrême et nos espoirs naïfs de quitter le néant poussiéreux pour sortir de l'intermonde et respirer à nouveau.

Sans le désir obstiné d'avancer pour sortir de cet enfer, je serais encore dans la faille. Je me laisse glisser sur le sol... De la terre. Respire... Je reprends calmement mon souffle. Les membres engourdis, l'esprit enfumé, j'aspire l'air avec mesure. Mon torse brûle... Trop de failles traversées en peu de temps... Deux journées de voyage seulement. Inspire. Expire. Au bout de quelques minutes, ma toux se tait. J'essuie mes yeux larmoyants, irrités par la poussière, et cherche Paole dans l'étrange endroit où nous a mené la Porte... Alors pour la première fois, je réalise l'intériorité de l'espace, la présence des murs à ma gauche, à ma droite, et la réalité des barreaux de fer dressés devant moi... Dans ma poitrine, mon cœur entame un galop.

— N'ayez pas peur, monsieur Layth.

— Je n'ai pas peur.

— Alors veuillez lâcher mon mollet.

Aussitôt je m'écarte et bondis sur mes pieds, le sang bouillant dans mes veines qui palpitent. Malgré moi, je pivote vers la PIS avant de constater, rassuré, qu'elle n'a pas bougé. La poussière ne cesse de tournoyer dans la roche, offrant un passage vers Roqk, une porte de secours en cas de danger. Je m'en détourne. Le corps chétif de Yokemi s'est ratatiné dans un coin de la cage. La vieille enfant semble perdue dans ses pensées, le visage plus ridé qu'auparavant. Je continue de détailler cet étrange environnement jusqu'à ce que mon regard rencontre une ombre. La sueur se louvoie dans ma nuque tandis que je réalise que l'ombre appartient à quelqu'un. Calme et muette, une silhouette nous épie depuis l'extérieur de la cellule. Au bout d'un instant, elle rompt l'immobilité de la scène et s'avance en pleine lumière. Les torches fixées aux parois de la prison nous révèlent son faciès.

Des pupilles froides, blasées à force de voir le même décor gris, des traits hautains, froissés de notre présence... L'homme plante ses talons devant nous. Sa main droite enserre une lance au fer aiguisé, sa main gauche lisse sa barbichette taillée en pointe. Il porte plusieurs couches d'étoffes beiges qui recouvrent la moindre parcelle de sa peau pâle, des chaussons plats en tissu noir, ainsi qu'un plastron d'un bleu sombre assorti à ses épaulettes. Son torse protégé est marqué d'un curieux symbole argenté.

— Recommandation, crache-t-il en langue commune.

Paole s'approche des barreaux qui nous séparent de notre geôlier avant de lui tendre un fin rouleau de parchemin. L'inconnu s'en empare, méprisant jusqu'aux ongles nos âmes piégées, puis déroule le papier pour mieux le lire à la lueur vacillante des flambeaux.

— Nul ne peut s'aventurer dans ce pays sans y avoir été convié, m'explique l'artiste à voix basse.

— Pourquoi ? m'étonné-je alors que le gardien disparaît dans un corridor avec la lettre.

— C'est ainsi. Les lois qui régissent cette bullite sont très strictes, m'instruit Paole avec patience. Contrairement à Pyndare qui se compose de royaumes indépendants, Xhiem Panhg abrite un unique empire, maître souverain du monde-partiel dans sa globalité. Tous ceux qui veulent y pénétrer doivent d'abord essuyer les contrôles du poste-frontière.

— Poste-frontière ?

— Ici, précisément. Entre Roqk et Xhiem Panhg.


De l'autre côté de la cellule, Yokemi a délaissé son déguisement. Elle se masse le cou, profitant de l'absence du gardien pour retrouver son corps et profiter de sa jeunesse à nouveau. L'obkryc dépasse de sa poigne ; ses pas agités emplissent l'espace. Elle tourne en rond, s'étire, use la terre de ses scandales...

— Que feras-tu ensuite ?

Elle s'arrête pour répondre à l'artiste :

— Rien qui ne vous concerne.

Je me sens aussitôt concerné. Une question pousse sur mes lèvres, mais ne s'envole pas jusqu'au domaine de l'audible. Elle demeure là, lovée dans ma pensée. Qui es-tu, Yokemi ? Jamais l'histoire d'une vie ne m'avait intéressé. Jamais. Alors pourquoi celle-ci ? Pourquoi aujourd'hui ? J'ai quelques difficultés à saisir les raisons de mon propre esprit... Seuls mes sens semblent comprendre une sorte de vérité inaccessible à ma conscience.

— Ne vous inquiétez pas pour moi, ajoute-t-elle sèchement. J'ai survécu sans vous jusqu'ici et n'ai pas plus besoin de vous aujourd'hui.

Paole est trop délicat pour insister. Dans mon esprit, la question ne s'est point dissipée : Qui es-tu, Yokemi ?


Lorsque la mélodie étouffée des pas nous parvient depuis l'escalier, Yokemi se revêt immédiatement du foulard doré, redevenant un vieillard à nos yeux trompés. Une poignée de secondes plus tard, notre geôlier apparaît suivi d'un camarade. Les deux hommes sont vêtus de la même livrée beige et du plastron bleu foncé.

— Recommandation pour vieux monsieur ? interroge le second gardien avec un fort accent xhiemen.

— Non, lui répond Yokemi d'un timbre sénile mais solide. Personne ne m'a invité. Je suis venu seul pour visiter les trésors de l'Empire avant de mourir...

Les lanciers échangent un regard perplexe, puis quelques mots inaccessibles appartenant à leur langage ésotérique. Ensuite, l'homme au menton taillé en barbichette ouvre la grille de la cellule.

— Le vieillard reste, ordonne-t-il dans une langue commune de meilleure facture que celle de son camarade. Les deux autres peuvent sortir.

Je ne peux m'empêcher de me tourner vers l'enfant déguisée. Je traque une réaction de sa part, un signe de déception, de colère, ou le tremblement paniqué d'un trouble quelconque... Il n'en est rien. Yokemi ne trahit aucune de ses émotions. Stoïque, elle accepte la décision des gardiens. À son tour, Paole lui lance un regard navré, puis quitte la cellule. Il se décharge de ses affaires, de son immense livre à dessins, de sa cape légère comme de sa besace, obéissant à un nouvel ordre des lanciers. Sans cesser de penser à l'abandon de Yokemi, je me sépare pareillement de mes bagages avant de suivre les silhouettes armées. Ces dernières se glissent dans l'escalier de pierre, remontant en silence vers la lumière.


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