Parce que l'Hôtel des Marchands compte plus d'une dizaine de salons, une douzaine de chambres, une vingtaine d'antichambres, une grande cuisine, une cave, une modeste cour et un nombre incroyable de couloirs, le jeu préféré de la fratrie Lemarchand est le cache-cache. Un quart d'heure plus tard, alors qu'elle sait ses parents en pleine négociation pour le compte de l'Empereur dans le Salon Rouge, Yuna entre dans une armoire. Sa cachette se trouve à l'étage, dans la pièce juste au-dessus de celle qui accueille les pourparlers : le Salon Bleu. Celui-ci est chichement éclairé par un chandelier suspendu. Les bougies projettent leurs lumières sur le secrétaire et jettent des ombres sur le reste du mobilier – composé essentiellement de coffres. Yuna s'accroupit dans le placard aux côtés de Layth. Concentrée, les lèvres serrées, elle s'assure d'étouffer chaque son induit par ses mouvements. Car le moindre bruit pourrait les compromettre.
— Ici, nous...
— Tais-toi, Lem ! chuchote la fille. Sinon tes frères vont nous trouver.
Loin de s'offusquer de la réplique de son amie, le garçon sourit.
— Ils ne nous trouveront jamais ici. Père nous interdit de nous rendre dans cette pièce.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il y garde ses précieux obkrycs.
— Dans ce cas, pourquoi la porte était-elle ouverte ?
Cette fois, Layth ne réplique pas. Il se tortille pour atteindre l'aumônière qu'il porte à sa ceinture avant de la décrocher pour en extirper une clé en fer. Il la brandit, fier, puis la replace en lieu sûr dans sa bourse.
— Comment l'as-tu récupérée ? interroge une Yuna intriguée.
Mais son ami n'a pas le temps de répondre que des voix d'adultes s'élèvent sur le palier du Salon Bleu. Puis la porte de la pièce grince, glissant une grande frayeur dans le cœur des enfants. Ces derniers, d'un même mouvement paniqué, entreprennent de refermer l'armoire pour se dissimuler à la vue des arrivants. Ils y parviennent juste à temps ! Tapis dans le noir de leur cachette, aveugles et muets, tous deux étouffent leur émoi pour mieux écouter ce qu'ils ne devraient pas entendre :
— Je vous en supplie, Lucius !
Aussitôt Yuna identifie l'auteure de la prière : la mère de Layth.
— Je vous en conjure, mon amour ! s'écrie encore la femme. Pas celui-ci ! pas cet obkryc ! N'importe lequel, sauf celui-ci ! C'est le seul qui compte ! le seul qui puisse...
— Suffit, Auriana ! Lâchez-moi !
— NON !
— Lâchez-moi !
— NON ! Non, non, non, non, NON ! Je ne vous laisserai pas faire, monstre ! Je ne vous laisserai pas avorter mon rêve et briser cette famille !
— Auriana, bon-sang ! retrouvez votre bon sens ! L'Empereur...
La femme se met soudain à hurler. Yuna frissonne. Un mauvais pressentiment comprime sa poitrine... La conversation des Lemarchand n'est plus qu'une bulle de violence. Insultes, coups, heurts, sanglots... Ils se battent, plusieurs secondes, plusieurs minutes... Les enfants l'entendent et le comprennent, impuissants. Soudain, un bruit sourd domine tous les autres... Yuna retient sous souffle. Puis tout s'éteint. Le silence est revenu. Mais il s'avère plus brutal, plus cruel, plus inquiétant que les braillements émis pendant la lutte... La peur au cœur, Yuna pousse doucement la porte du placard. Par l'interstice, elle aperçoit Auriana. Livide. Inerte. Couchée dans une flaque de sang.
Esprits damnés.
— Que faites-vous... ?
Yuna hoquète de surprise.
— Que faites-vous ici ? réitère Lucius d'une voix calme et terrifiante. Vous... Cela n'aurait pas dû se produire ainsi...
Il s'approche de l'armoire pour écarter les battants de bois. Yuna jaillit aussitôt du meuble, bousculant le monstre en travers de sa route. Libre, l'adrénaline la submerge et elle se rue jusqu'à la sortie du salon. Mais sur le seuil, elle s'arrête net. Un doute. Sa main figée sur la poignée, la jeune Zu'Hang se retourne timidement. Elle constate alors que Lem n'a pas bougé. Son ami est paralysé. Layth... Choqué, les yeux écarquillés d'horreur, il ne parvient pas à se détourner du cadavre de sa mère. La fille réprime tout élan de compassion, de solidarité. Elle ne peut pas retourner à ses côtés... Elle ne peut pas souffrir avec lui. Je suis... désolée, Layth... Le meurtrier se tient près du garçon, pâle et rigide. Il se laisse glisser aux pieds du placard avant d'articuler des mots inaudibles. Le cœur serré, Yuna ouvre la porte. Si elle les abandonne maintenant, elle oubliera. Elle ne reverra jamais Layth – elle en est persuadée –, mais elle oubliera ce qu'il s'est passé. Oui, elle oubliera. Elle fera tout pour oublier... La fillette essuie le liquide chaud sur ses joues et s'enfuit pour toujours. La porte se referme derrière elle, avalant les sanglots de l'orphelin.
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Le Sens
FantasiaÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...