34. L'exode

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Réfugiée. Yuna n'aime pas ce mot. Il a un goût étrange lorsqu'il égratigne sa langue... Pourtant, c'est bien ce qu'elle est désormais : une femme sans patrie qui s'épuise dans la recherche d'un nouvel abri. Oui, elle a déserté, fui, abandonnant ce pays qui agonise de l'autre côté de la Porte. Elle veut vivre. Elle veut continuer à s'imprégner de l'existence, retrouver ses enfants, apprendre à les aimer... Alors elle a renoncé au combat, renoncé à l'épée, à sa mission. Elle a échoué de bout en bout, finalement... Esprits damnés. Elle se dégoûte. Il y a trop de regrets coagulés dans cette âme maculée, altérée, écœurante. De l'air... Yuna a dû mal à inspirer depuis qu'elle a quitté Xhiem Panhg. Ses expirations ont perdu leur fluidité. Et cette respiration sifflante lui brûle la poitrine. Yuna tremble. La culpabilité a troué ses poumons, brisé sa confiance. Une exilée. Jamais elle ne l'aurait cru... Elle qui pensait mourir pour sa cause, par devoir, mourir au front pour racheter ses fautes. Quelle idiote... Elle est faible. Elle est lâche. Elle est égoïste, surtout. La guerre l'a prouvé. Alors voici une réfugiée de plus. Comme tous les membres de sa famille qui rampent à ses côtés, éreintés, désespérés, Yuna renonce. Elle part. Pour aller où ? Nul ne sait. Tous errent ici, sans nom, sans rêve, sur les chemins poussiéreux de Roqk. Les corps se traînent en une procession désolante, torche à la main et affliction au cœur. Tragique. Au moins, demeure un petit objectif accroché à l'horizon drapé de ténèbres : rester ensemble. Et survivre.

Yokemi, Dojo sur les talons, devance sa mère de cinq pas sur le chemin étroit qui descend vers le centre du monde-partiel. Ni elle, ni son cadet, ne se plaint, ne souffle ou ne sanglote. Main dans la main, sœur et frère bavardent, se taquinent, se retrouvent. Malgré les longs mois de solitude – subis par l'une autant que par l'autre –, malgré la prise de pouvoir violente des Cixiu-Wa, la cruauté de la guerre, la perte de leur foyer et la dissolution de leur famille, tous deux sourient, rayonnant d'une joie douce et enfantine... comme s'il était naturel de migrer en cette saison et qu'on reviendrait bientôt à la maison. Yuna épie leur candeur à la flamme de son bâton. Gênée. Troublée. Elle ne peut empêcher regret et culpabilité de se fondre au soulagement d'avoir retrouvé ses petits.

— Ce sont vos gamins ?

L'ex-combattante sursaute avant de porter son attention sur la source de la question. Une grande femme, maigre, au faciès grignoté de rides, l'observe avec intensité. Celle-ci se gratte nerveusement la nuque de la main droite, quand sa main gauche soutient – à hauteur de ses yeux fins – une lanterne à lucioles. Une poignée de cheveux noirs se mêle encore aux cheveux gris de la femme, résistant au temps. Yuna reconnaît cette figure aux lèvres lasses, cette silhouette pliée trop vite à cause de la guerre... En seulement deux années, cette pauvre Hong Hae a vieilli d'au moins vingt ans...

— Oui, ce sont eux.

— La digne descendance de Tshen-Xi, s'esclaffe la trentenaire sénile. Votre époux est un vrai modèle pour les nôtres, vous savez. Un modèle de courage et de combativité. S'il nous mène vers une nouvelle terre à présent, c'est qu'il n'y a plus rien à faire sur Xhiem Panhg... Pour l'instant, du moins.

— Je le pense aussi.

Hong Hae n'a pas la carrure que l'on prête aux soldats, certainement pas. Alors Yuna devine le rôle qu'elle a joué pendant les affrontements. Occupant la dernière ligne du front, cloîtrée dans l'une des salles du poste-frontière, la trentenaire a soigné les blessés et veillé sur ceux qui ne pouvaient plus se battre. Une mission courageuse, nécessaire. Hong Hae a combattu dans l'ombre, sans nul autre arme que son cœur et la volonté d'aider les Zu'Hang à reprendre leur Empire. Comme tant d'autres valeureux... Nos alliés. Les rebelles.

— Si l'on m'avait dit que vous alliez quitter les rangs de Feng-Atsu, avoue Hong Hae, je ne l'aurais pas cru...

— Moi non plus.

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