⚠️ violences, morts
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Tomasz appuie ses deux mains, désormais libres de toute entrave, sur le bois de la table basse devant laquelle il est agenouillé. Puis il tend les bras. Ses épaules craquent. Le jeune homme retire ses doigts, les abandonne sur ses cuisses, en songeant aux prochaines étapes de son plan pour quitter la bullite.
— En premier lieu, propose la Voix, faussons compagnie à nos amis...
Tomasz lève les yeux. Face à lui, le général a retrouvé sa contenance. Un masque serein recouvre ses traits tendus. Pourtant, malgré ses efforts pour dissimuler les véritables couleurs de son âme, Tomasz continue à percevoir la moindre teinte qui émane du Zu'Hang. Le cramoisi de la confusion a laissé des traces sur les joues chevelues ; le bleu de l'indécision ne cesse de crisper les lèvres tordues. D'ailleurs, ces dernières se délient, infusant du son dans la pièce principale de la noble chaumière.
— Les Esprits m'en témoignent, vous exhalez un étrange parfum.
— Un compliment ?
Tomasz ne réplique pas. Il attend, ses iris placides arrimés à Feng-Atsu. Entre eux, posée sur les planches, une lanterne jette sa lumière sur les faciès et y creuse parfois des ombres. Le regard se délie et divague. Derrière le général, une femme tapote la garde de son arme. Debout, droite dans sa rectitude, elle semble un brin ennuyée. Par quoi ? Difficile à déterminer. Tomasz se laisse aller à l'observer et reconnaît la carrure de celle qui le menaçait de son sabre quelques instants plus tôt – sous les ordres du chef des rebelles. À présent, toutes les lames dorment dans leur fourreau.
— N'aimant guère le jeu de la torture, je suis bien aise que vous ayez choisi de parler.
— Merci de m'en avoir laissé l'opportunité, s'incline Tomasz avec respect.
Dans son dos, il sent la présence déjà familière des hommes qui l'ont capturé. Ils sont trois ou quatre à veiller chacun de ses gestes, de ses mots, de ses expirations. Les autres attendent à l'extérieur, sur le perron de la lourde maison. Certes, les mains du jeune homme peuvent vaquer à loisir selon leurs bons désirs, mais cette liberté n'est qu'illusion. Tomasz a le bon goût de ne pas s'émouvoir de ce constat.
— Je vous comprends, vous savez.
— Pardon ? sourcille le général, oubliant de feindre son flegme.
— Les Cixiu-Wa vous tiennent tête parce que les obkrycs le leur permettent, explique Tomasz. Or, quelle fortune que ces artéfacts fusionnent et disparaissent. Aussi vous comptez sur le temps, un temps qui finira par se ranger dans vos rangs. L'armée impériale tombera, elle connaîtra l'agonie – un trépas lent mais inéluctable –, conséquence du pouvoir dont elle abuse ce soir. Oui. Mais en cet instant, ce sont vos soldats qui périssent. Et l'Autorité de votre Clan ne perçoit que ce dernier point.
— Nous sommes au tournant de l'Histoire. Il serait sot d'abandonner maintenant.
— En effet. Ce n'est que le début.
Dans l'air vibre un sentiment d'approbation. Feng-Atsu se redresse, épaule en arrière, buste en avant. Jaune. Flatté dans l'orgueil.
— Nous devons profiter de notre alliance avec les Soumairyans et affaiblir les Cixiu-Wa autant que possible. Il nous faut les déloger de leur précieux nid volé jadis, les épuiser... les éreinter en nous érodant. Je ne peux le faire seul. Tomasz, ici, vous intervenez. Vous, le lien, le pont, l'allié-ennemi, avec vos réponses et vos machinations, vous révélez ce que vous gardez ; vous léguez vos connaissances sur la famille impériale pour sauver votre vie. Et moi, avec ces renseignements, je change le destin des miens.
Les lucioles dansent dans leur cage de verre et habillent un silence qui ne dure pas.
— Que souhaitez-vous savoir ?
Un rictus traverse le visage carré du général. Ce dernier rétorque, une note moqueuse dans sa voix grave :
— Trahissez-vous sincèrement l'Empire sans tenter de combattre pour lui ? sans tenter de résister ?
— Xhiem Panhg ne m'intéresse pas, avoue Tomasz. Les Clans non plus. Ma loyauté va au cœur qui la réclame.
Un silence. Feng-Atsu dévisage son prisonnier, le menton légèrement penché, car intrigué par le personnage. Il cherche à cerner ce jeune homme calme, trop serein, ce traître aimable qui inspire si aisément confiance et amitié.
— Je ne prétends pas détenir toutes les réponses auxquelles vous aspirez, ajoute Tomasz. Mais je ferai de mon mieux pour vous éclairer.
Révélant les dents blanches entre les poils gris, un nouveau rictus fleurit sur le faciès du Zu'Hang tandis qu'il imprime un geste dans l'air. Sous son ordre muet, la femme derrière lui se met en mouvement. Elle quitte son poste, s'efface derrière un battant coulissant avant de reparaître quelques secondes plus tard. Entre ses bras, elle porte un livre plus épais qu'une besace.
— Ah ! Mais c'est à nous ça !
La rebelle pose l'ouvrage sur la table basse, près de la lanterne, puis retourne à sa place sans un bruit – ni sans un merci du général. Ce dernier ouvre le cahier démesuré à la toute première page. Le dessin représente un jeune homme au menton duveteux et aux yeux doux. Il semble sympathique d'ailleurs, malgré son air placide, sérieux. Ses cheveux, coiffés en catogan, s'échappent du lacet pour onduler autour de son visage. Il a un nez à l'arête creusée, des traits fins. Il est confiant. Même à l'envers, le tracé ne trompe pas... Il s'agit du portrait de Tomasz.
— Y a même une description... Pas étonnant qu'il sache qui tu es !
En effet, la Voix tient un tout autre discours désormais. Mais Tomasz ne s'attarde point sur le sujet. Maintenant que l'intuition a fait ses preuves, la réflexion peut prendre le relais. Alors, tandis que le général feuillette le livre encombré de maints visages – et d'autant d'histoires –, le prisonnier calcule. Il rassemble les éléments dont il dispose, prend de la hauteur sur ces renseignements, recense les outils qu'il détient et évalue plusieurs stratégies avant de valider la meilleure manœuvre à exécuter.
— L'Autorité Clanique pense que je surestime l'importance de ceci, confesse Feng-Atsu en caressant les pages crayonnées. Or ce carnet de taille absurde m'a mené jusqu'à vous, Tomasz, son unique propriétaire. Vous saviez qu'il était en ma possession, n'est-ce pas ?
— Je m'en doutais, en effet.
Le rictus se tord un peu plus. Pourpre. Une étincelle d'agacement brille dans les yeux sombres de Feng-Atsu. Son égo pâtit du poids de la réalité qu'il soupçonnait. Il se sent dupé, le petit guerrier naïf. Lorsqu'il reprend la parole, dans son timbre flotte une pincée de frustration.
— L'on m'a assuré que vous êtes le messager de l'Empereur... Cet ouvrage, qui contient nombre de renseignements sur les membres de mon Clan, me le confirme. Il s'avère évident qu'il se destine à informer Uano Qin sur ses ennemis. S'il y a d'autres cahiers comme celui-ci, révélez leurs emplacements. Puis, comme convenu, livrez-moi les secrets de la famille impériale.
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Le Sens
FantasiaÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...