3. Le dessin

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Pour certains, exister ne suffit pas. Pour ces gens bâtis d'un autre bois que moi, il faut résister, combattre, agir, et s'épuiser. S'épuiser contre la vie, s'éroder contre le temps, s'estropier pour ses idées, mourir pour quelque chose. Je ne suis pas de cette trempe. Non. Je n'ai jamais eu ce courage absurde, cette vitalité excessive, cette bravoure dangereuse... Mon tempérament est liquide. C'est un fluide, un simple ruisseau, courant d'eau tranquille, qui réprime les flammes les plus vives. J'en suis heureux. Vraiment. Je respire mieux depuis quelques instants. Flots sereins ; ondes paisibles. Quiétude. Les effets de l'alcool se sont estompés... Le calme a posé ses mains sur mon dos. Il me caresse en me murmurant que tout ira bien, oui, tout ira bien. Face à moi, Paole a terminé son œuvre. Fier, il pousse vers moi son carnet démesuré – lourd ouvrage de la taille d'un bagage.

Le trait est délicat, juste, précis. Sans hésitation, sans artifice, il retrace une mâchoire anguleuse, carrée, une bouche large aux commissures tristes, un nez plat et fin, deux yeux noirs en forme d'amande au milieu d'un visage encore plus sombre, des sourcils épais et un front sur lequel frise des cheveux courts. Il y a les jolies courbes et les défauts ; il y a les ombres et la lumière. Troublant. La ressemblance est évidente. Pourtant, je ne me reconnais pas. Un quelque chose de vexant se promène dans le regard vide de l'homme de papier. Même sur le dessin, la petite cicatrice verticale divise mon front en deux parts égales. Le passé s'est matérialisé. Je ne sais pas quoi dire. Quel talent... Je suis subjugué et froissé. Choqué. Reconnaissant. Que se passe-t-il, bon sang ?

— Neuf lunars, monsieur Layth.

— Pardon ?

— Si vous souhaitez garder le portrait, cédez-moi neuf lunars en échange.

— Qui a dit que je souhaitais le garder ?

Un sourire narquois pourfend le visage pâle.

— Vos larmes.

D'un revers de manche, j'essuie brutalement mes joues, puis repousse le livre. Je renifle comme un animal. Respire. Je veux comprendre. Comprendre mes émotions, mes motivations, mes contradictions, comprendre cette frustration terrible qui grandit en moi, gonfle et s'épanouit et m'asphyxie. Qui suis-je ? Je ferme les yeux, me laisse submerger par les sons de cette taverne aux merveilles, par les musiques, par les voix. Je succombe aux délices, m'abandonne aux découvertes. Les parfums inconnus – arômes d'autres terres que les miennes – m'envahissent. J'ouvre les yeux. Ils débordent. L'eau salée sillonne mon visage. Et je souris. Je souris de m'enraciner dans l'instant, de déployer doucement mes branches craintives à l'ombre du temps qui se fige. Je souris de la sève qui se transforme en moi, qui se métamorphose petit à petit. Je sens la colère qui recule, je sens l'euphorie qui approche. De la magie. La magie d'un cœur qui palpite pour la première fois. Et pour la première fois, je saisis la différence entre vivre et exister. Et pour la première fois j'apprends ce que signifie regretter.

— Je veux...

— Quoi ? s'enquiert Paole, taquin.

— Je veux changer.

— Intéressant.

L'artiste clos son gros ouvrage avant de le sangler à l'aide de bandes en cuir. Ensuite il se lève et place la lanière sur son épaule, portant le livre comme il aurait porté une besace. Le personnage vient d'ailleurs, d'une autre bullite – j'en suis persuadé –, avec ses vêtements amples aux couleurs vives – bleu, violet, turquoise, olive – et aux motifs excentriques, torsadés. Il range sa mine de plomb dans un pli de son manteau, puis...

— Allons-y, monsieur Layth.

— Pardon ?

— Ah. M'accompagnerez-vous ?

— En quel endroit ?

— Partout où votre âme sera curieuse de se rendre. Partout où elle pourra découvrir et apprendre. Osez partir, monsieur Layth. Osez voyager, explorer toutes les possibilités dont se targue le monde. Cessez d'exister dans l'atonie. Vivez en mouvement, dans les vagues, dans le vent. La léthargie est un piège, monsieur ! un piège de la mort qui s'impatiente.

Presque malgré moi, je médite ses paroles. Elles se sont glissées par les pores de ma peau, infiltrées comme de l'eau et questionnent désormais mon âme.

— Partir... pour devenir un autre que moi-même ? Pour changer ?

— Pour changer, en effet.

— Quitter ma vie ici ? abandonner des rêves oubliés ? fuir sans me retourner ?

— Rien n'est plus aisé, affirme l'artiste.

— Je pourrais tenter encore.

— Vous pourriez.

— Pourquoi ne pas demeurer ? persévérer ? insisté-je.

— À quoi bon ? Qu'est-ce qui vous retient à Phoros ?

Je me redresse, rassemble mes pensées. La question se tord entre les parois de mon crâne. Mes paumes s'humidifient, mes membres s'agitent, tremblent en silence. Difficile de se concentrer. Je songe à ma famille, à ma demeure. Nul ne m'attend là-bas. Puis je pense à la poésie, à mon art, à mon public. La déception me brûle la poitrine. Je déglutis. L'échec, amère, est pénible à avaler. Je pèse la valeur de chaque élément qui compose ma vie. Je fais le bilan, oui, ici, sur le champ. Je calcule, je dépoussière. Et plus j'écarte les mystères de mon existence, plus j'espère y combler les néants avec du vide. L'évidence me blesse.

— Je... je viens avec vous.

— Brillant ! Nous partons demain.

Je hoche vivement la tête pour éloigner mes doutes. Paole poursuit :

— Nous nous retrouvons ici-même. À l'aube.

— Bien.

— N'apportez que le strict nécessaire.

— Bien.

— En toute transparence, je vous parle d'argent. Seul l'argent est nécessaire lorsque l'on part en voyage.

— Très bien.

L'artiste me sourit, m'embrasse sur le front, puis disparaît dans la cohue ivre d'une nuit qui ne s'achève pas. Je reste assis, perturbé, saisissant à peine les enjeux de la scène qui vient de s'achever. Ai-je fait le bon choix ?

Debout, au milieu d'un théâtre où chacun est à la fois acteur et spectateur, un duo, méli-mélo de voix, me parvient. D'une oreille distraite, alors que je progresse vers la sortie de l'établissement, j'écoute la chanson.

Protège tes rêves

Ils te garderont éveillé

Il n'y aura pas mille tempêtes

Pour nous faire chavirer

Alors, préserve tes rêves

Ils seront là pour te guider

Il n'y aura pas mille tempêtes

Pour nous arrêter

Cultive tes rêves

Je pousse le battant de L'Innovatrice, encore secoué des émotions expérimentées à l'intérieur de l'étrange taverne. Capuchon couvrant mes cheveux frisés, je me fonds dans le noir. J'ai peur. J'ai hâte aussi. Contradiction. Mélange confus de sentiments qui enserre mes entrailles tandis que j'emprunte d'hasardeux sentiers dans l'espoir de retrouver le chemin de ma maison. Par ici ? À gauche. Non, par là... Je suis perdu, je crois. Ce qui n'est pas le cas de Paole, sans doute... Paole. Le changement. Le départ ! Les questions s'évadent soudain de l'inconscient, comme réveillées par l'évocation de l'artiste. Elles affluent, vives, nombreuses et affolées, mais l'une d'elle s'élève au-dessus de cette populace apeurée. Elle interroge mon courage. Auras-tu la force de partir demain ? Oui, répond-il. Puisqu'il faut partir.




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