Quand Chantsuko ouvre les yeux, elle s'étonne de se sentir mieux. Sa tête picote à peine et ses membres sont disponibles, frais. Mis à part le vrombissement qui a colonisé ses tympans, son corps semble dans de bonnes conditions physiques. Nul dégât à déplorer. Pour ce qui est de son esprit, en revanche... Harassé, faiblard, chétif. Embrouillé. Et les barreaux qui se dressent devant lui ne l'aident pas à appréhender la situation...
— Bien dormi ?
Chantsuko cille plusieurs fois. De l'autre côté de la grille métallique, éclairé par le halo des torches murales, un air narquois plaqué sur sa figure anguleuse, un homme la contemple. Les cheveux noirs de l'inconnu sont coupés à ras et ses yeux marrons, aux plis épicanthiques marqués, détaillent Chantsuko avec curiosité. Un élan de rage saisit la petite femme tandis qu'elle se redresse en agrippant les barreaux de sa cellule.
— Quel connard ! crache-t-elle. Pourquoi m'as-tu enfermée ?
— D'abord, parce que nous ne pouvions pas mener une discussion en étant menacés par un artéfact aussi puissant que l'Obkryc de la Voix. Ensuite, parce que tu es une criminelle.
Un rire nerveux s'échappe de la gorge de la prisonnière.
— Moi ? et puis quoi encore ?
— Tu joues très mal la comédie.
Chantsuko serre les dents. Elle en a marre. Une mission des plus importantes la presse ! Elle n'a ni le temps de divertir les imbéciles, ni le temps de pourrir dans une cage... Elle inspire puis, relâchant sa prise sur le métal, elle intime :
— Libère-moi. Et rends-moi mes armes.
— Non. Pas avant que tu ne m'aies dit la vérité.
— Mais de quoi tu parles, connard ? s'enflamme la captive. Et qui es-tu à la fin ?!
L'homme essuie les postillons sur ses pommettes avant de déclarer :
— Gojang de Beyopho, se présente-t-il avec une courbette ironique, envoyé par le prince Aroon Cixiu-Wa, second fils de l'Empereur de Xhiem Panhg et grand guerrier à la tête des armées impériales. Je ne suis qu'un simple pion chargé de veiller sur toi.
— Tu joues très mal la comédie.
Gojang sourit, bon joueur :
— Ne t'ai-je pas sauvée en t'éloignant du chant mortel de la Voix ?
— C'est de ta voix que je veux m'éloigner. De ta voix et de tout ton être ! Libère-m...
— Silence, Chantsuko Lee'Raka, l'interrompt Gojang. Fidèle disciple de Tomasz Dorfeuille – Pyndarien à la recherche de la Panacée –, comme ton maître, tu es une criminelle.
— Tu sais beaucoup de choses, Gojang, reconnaît la petite femme en s'écartant des barreaux. Mais tu te trompes salement sur ce dernier point. Libère-moi.
L'homme hausse ses épaules musclées.
— Tu vois, cela fait plus d'une heure et demie que je te suis à travers les couloirs du palais. Je te suis depuis que ton maître et toi êtes sortis de la pièce secrète après votre entretien avec le prince. Et tu...
Mais Chantsuko n'écoute plus. Une fois s'être sévèrement reprochée de ne pas avoir ressenti la présence de l'espion, elle se focalise sur les éléments essentiels du discours. Si Gojang la suivait depuis si longtemps, alors il avait eu plusieurs occasions de la capturer. Or il ne l'avait pas fait. Pourquoi ? Soit parce qu'il craignait que Tomasz n'intervienne – ou ne le gêne –, soit parce qu'il voulait récolter un maximum d'informations avant de l'enfermer. Dans tous les cas, s'il la suivait depuis deux heures, le son de la Voix aurait dû les percuter au même instant et avec autant de violence...
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, articule Chantsuko... Pourquoi n'as-tu pas subi les effets du pouvoir de l'Obkryc ?
L'homme, silencieux, glisse une main dans un pli de sa tunique pour l'extirper en un poing serré. Lorsqu'il déplie les doigts, il découvre deux petits bouchons en tissus.
— J'ai muré mes oreilles. Enfin, le temps file... Et certaines choses, d'un sérieux autrement plus important, requièrent toute notre attention.
— Bien, finissons-en. Et après tu me libères.
Il opine tandis que son expression change radicalement. Ses pupilles deviennent austères, sa mâchoire se contracte, ses sourcils se froncent... L'attitude dont il se drape, l'aura qui se dégage de sa personne... L'une et l'autre se sont transfigurées. Sévère. Menaçant. Méprisant... Gojang s'est métamorphosé. Chantsuko tangue, déstabilisée.
— Dans quel camp êtes-vous vraiment, ton maître et toi ?
— Dans le camp qui ne nous met pas de bâton dans les roues ! rétorque spontanément la prisonnière. Si tu entraves ma route, je me dois d'entraver ta gorge !
— Vous êtes donc dans votre propre camp. Cela est très cohérent. Le prince Aroon a appris que vous lui aviez dérobé des obkrycs... des obkrycs parmi les plus puissants de la collection impériale.
— Ce n'est pas... Nous n'avons rien volé.
— Menteuse. La Force a disparu. Et ce n'est pas la seule...
— Ce sont vos généraux qui détiennent les obkrycs !
Le bourreau se pince l'arête du nez avant de heurter Chantsuko de son regard furieux.
— Par Aminos... Cesse de fabuler, traîtresse... Le prince Aroon sait. Mais, dans sa grande mansuétude, il voulait vous laisser une chance d'avouer vos torts, de vous repentir. Ce que vous n'avez pas eu l'audace de faire. Tomasz a neutralisé tous les gardiens de la chambre des artéfacts, puis dérobé ceux qu'il convoitait. Nous savons. Alors, au lieu de jouer la comédie, dis-moi plutôt quels sont les projets de ton maître et ce qu'il compte faire de la Force et des autres artéfacts volés !
— Je n'en sais rien, connard ! Et je m'en cogne !
Surpris, Gojang relâche les muscles de son visage.
— Quoi ? Non... Tu mens encore.
— Pense ce que tu veux...
Il semble y réfléchir quelques secondes, puis :
— Ignores-tu sincèrement les projets de Tomasz ?
— Oui. Je le sers aveuglément, peu importe son dessin.
— Pourquoi ?
— Parce que je l'admire.
— Tu vas arrêter de te foutre de moi, menteuse... Parle !!
— Jamais. Même pas sous la torture. Connard.
Un sourire mauvais fleurit sur les lèvres de Gojang tandis qu'un frisson paralyse la captive. Oh, merde... Seule, désarmée, démunie, affaiblie... Chantsuko déglutit avec difficulté. Le bourreau a dégainé son sabre. Dans ses pupilles fielleuses s'est lové un sadisme insoupçonné... Tomasz... Chantsuko se maudit... Elle recule dans le fond de sa cage jusqu'à se noyer dans les ombres. Je suis désolée... Tomasz... La grille s'ouvre dans un raclement métallique et Gojang pénètre dans la cellule.
— Je vais donc te tuer. Connasse.

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Le Sens
FantasiÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...