28. Layth (1/2)

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⚠️ violences physiques, mort

***

Treize ans plus tôt


— Je ne veux pas d'enfant, proteste la fille.

— Petite sotte. Ce n'est pas à vous de choisir de ce que vous désirez ou non.

Yuna lève des yeux de poisson crevé vers sa mère, agrandis de surprise et brillants de larmes. Assise face à elle sur la confortable banquette, Yignir ne cille pas. Les mâchoires contractées, elle lui rend un regard sévère. Impitoyable.

— Père, réclame Yuna, dites quelque chose ! Défendez-moi, je vous en prie !

Mais le haut dignitaire Oshigan Zu'Hang, plongé dans ses feuillets, ne semble même pas ouïr sa fille. Décidément, cette dernière manque de soutien... Si seulement Layth était là ! Lui, au moins, il est toujours d'accord avec moi... Alors, cherchant du réconfort – ou plus certainement, une échappatoire –, Yuna se tourne vers la fenêtre du fiacre par laquelle défilent les bâtisses de Phoros. Des pierres grises, des trottoirs surchargés. Les gens se pressent, se bousculent. Et entre eux, se glissant dans les interstices de la foule, les enfants courent... trop près de la route ! Yuna sursaute quand l'un d'eux évite de justesse d'être piétiné par un cheval.

— Ils sont pénibles ! bredouille la fille. Vraiment, je n'aurai pas d'enfant.

— Ne m'obligez pas à me répéter ! la menace Yignir tandis que le fiacre s'arrête enfin.

Audacieuse, Yuna tente de riposter, mais le valet qui ouvre la porte, ne lui en laisse pas le temps. Sa mère descend aussitôt du véhicule, sa tunique carmin légèrement retroussée pour lui permettre de s'extirper sans trébucher. Yuna descend à son tour, sa petite main dans celle du valet et les joues gonflées d'une frustration mal contenue.

Layth aurait insisté.

Il ne sert à rien de réprimer sa pensée. Il faut tout déverser dans le monde.

Il faut se faire entendre.

— Je me permets de vous le redire, Mère, mais je ne veux vraiment pas...

— Cessez vos enfantillages !

— Mère... Je suis une enfant.

Les lèvres rouges se tordent alors que la femme se penche vers la silhouette juvénile.

— À quatorze ans, ma douce, certainement pas. Vous êtes adulte. En tant que telle, vous devez apprendre à comprendre, agir avec sagesse, omettre toute paresse, et avancer avec élégance sur la route que j'ai pris soin de tracer pour vous. À présent, cessez de discuter, nous sommes arrivés.

La mine boudeuse, Yuna se détourne de sa mère en marmonnant qu'elle n'a que treize ans... Puis elle lève le regard vers la demeure de briques noires qui jure avec la pierre pâle des bâtiments qui lui sont accolés. Ils sont arrivés. Alors la colère et la frustration se dissipent, laissant place à l'excitation des retrouvailles. Layth ! Layth, Layth, Layth ! Le haut dignitaire se rend sur le seuil du bâtiment, la mine austère, le pas tendu. Au contraire, le faciès illuminé d'un grand sourire, Yuna s'approche d'un pas léger pour rester dans le sillage de son père.

Le mur est percé d'une porte étroite. Sur les battants de bois, le profil d'un cheval couronné est représenté. Le haut dignitaire s'empare du heurtoir en forme de destrier et frappe plusieurs fois selon un rythme bien précis. Yuna connaît la chanson désormais. Elle tape du pied sur la même cadence. Au terme de la mélodie, un trou apparaît dans le bois par lequel observe un œil attentif.

— Nous sommes complets, déclare une voix grave.

— Le jour n'hésite jamais, récite Oshigan tandis que Yuna agite les lèvres pour murmurer les mêmes paroles au même moment.

— Je ne comprends pas, répond la voix.

— Car il assouvit ses désirs au détriment de la nuit.

Alors le battant coulisse pour laisser passer les visiteurs. Père, mère et fille, leur valet sur les talons, les Zu'Hang pénètrent dans l'Hôtel des Marchands.


Ses jambes trop courtes se balançant dans le vide, Yuna se dandine. Elle sautille, remue les épaules, laisse tomber sa tête en arrière, se redresse brutalement dans son siège, grimace, marmonne, se mordille les doigts, laisse tomber son menton en avant et réitère ses manières, omettant toute convenance. L'impatience la démange avec plus de ferveur qu'une piqure de moustique. Et elle s'avère incapable de contenir son ennui...

— Cessez de vous agiter ! ordonne Yignir à voix basse.

Mais Yuna ne l'écoute pas. Elle se détache des sons parasites produits par sa mère pour ne percevoir que les battement furieux de son cœur et les coups réguliers de ses pieds contre le fauteuil. Boum boum, boum boum, boum boum... Ils frappent le même tempo hypnotique tandis que les secondes s'écoulent, se perdent... Yuna soupire. Le protocole est toujours le même. Le code, l'entrée, l'attente. Elle observe ce salon qu'elle connaît aussi bien que sa propre chambre à Beyopho. Elle n'ignore rien de ses qualités, comme de ses défauts. Elle sait que Layth est responsable de la tache brune sur le tapis écarlate, que les vases en céramique qui ornent les guéridons ont été offerts par son père, que le profil élégant du cheval couronné figure sur tous les rideaux de la pièce, et que les candélabres en or ne sont jamais allumés – parce que seuls les chandeliers en argent hébergent des bougies pour éclairer la pièce. Boum boum, boum boum, boum boum...

— Il suffit !

Yignir s'est levée. Yuna s'est figée. Mère et fille échangent un regard glacé dont le haut dignitaire ne se rend pas témoin. Absorbé par les documents qui noient la table basse, il ignore soigneusement les membres de sa famille. Le valet, lui, se fait tout petit.

— Ne me faites pas regretter de vous avoir emmené.

— Ma présence ici, Mère, je ne la dois qu'à Père.

— Votre insolence...

Mais elle n'achève pas sa phrase : la porte du Salon Rouge s'est enfin ouverte sur le propriétaire de l'hôtel. Une enveloppe dans sa main droite, Lucius Lemarchand s'avance dans la salle. Il est suivi. Derrière lui, un enfant rondelet au teint noisette et aux cheveux frisés se tient droit. Il a les joues potelées et l'air espiègle. Ses grands yeux noirs en amande pétillent de malice. Il sourit. De toutes ses dents, il sourit à la plus jeune des Zu'Hang. Yuna se lève d'un bond puis, avant même que le grand négociant pyndarien n'ait salué le haut dignitaire xhiemen, elle s'élance dans les bras de...

— Layth !

Et au diable les réprimandes de sa mère.


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