1. L'estrade

50 9 21
                                    

⚠️ vulgarités

***

Deux ans plus tard


Il faut échouer. Ou plutôt... tenter. Oui, d'abord il faut tenter, essayer, gratter la surface des possibilités, douter bien sûr, puis s'élancer pour s'écraser. Dans cet ordre, oui. Je crois...


La sueur me tombe dans la bouche en grosses gouttes salées. Je m'essuie le front, les joues, le menton, ferme les yeux pour me soustraire à la réalité, un peu. Le subterfuge ne fonctionne pas. Malgré l'obscurité de mes paupières – piètre refuge en vérité –, je vois les lumières. Les lanternes à luciole fragmentent les ombres à coup de lueurs jaunes. J'ouvre les yeux, place mes mains sur ma tête, trifouille mes cheveux mouillés. Ma vessie gonfle. J'ai mal au ventre. Lorsque j'entends mon nom, j'avale mes cordes vocales, un réflexe primaire, primordial. Avance, animal. J'ai oublié comment l'homme marche. On me nomme une nouvelle fois. Je tremble. On me somme de me montrer. Je suis là. La foule explose, euphorique, elle applaudit ce visage inconnu mais bienvenu ! Non. C'est faux... Je me mens. Le public demeure muet, inexpressif. Glacé et glaçant. Figé. Réticent. Je tapote l'eau à mes tempes avec ma paume humide. Qui suis-je ? planté au milieu d'un rêve gris, réel, d'un espoir atteint et corrompu. Les gens s'impatientent. Ils ne comprennent pas. Ils ne peuvent pas comprendre. Cela, je l'ai saisi. Alors je descelle ces lèvres timides pour laisser s'évader les mots. Que vais-je raconter de beau ? Que vais-je narrer de laid, de faux, de vrai ? Si seulement je savais ce que leurs cœurs désirent...

Oyez, comme ma voix hésite
À nourrir le verbe bien sot
D'un cœur chantant lorsqu'il palpite
D'un poème cherchant ses mots
Mon vers est frêle, il est fragile
J'improvise l'inspiration
Dame désinvolte et agile
Qui me condamne à l'extinction
Si trop fréquemment je trébuche
Sur les lettres, sur les accents
Sur les syllabes ou sur les bûches
À guetter la rime céans.

Voilà, je suis défeuillé, une branche nue en pleine saison topazienne. Il fait froid sur la petite estrade. Les perles de sueur ont gelé sur mon front. Je frissonne. J'ai conclu, fini de déverser mes palabres dans leurs oreilles sourdes. Le silence est intenable. Les prunelles avinées se détournent déjà. Désintéressées. Lassées. Tant pis ? Tant peu ? Les regards n'adhèrent pas à ma silhouette en tonnelet de rhum. Ils courent, fuient mon art – sans honte, aucune –, mon tableau de mots engourdis... C'est un échec. Le tenancier conforte ma pensée tandis qu'il me pousse de la scène. La bouche tordue de gêne, il s'excuse auprès de sa clientèle ennuyée. Les esprits s'échauffent. Ils appellent au divertissement, réclament l'illusion à l'unisson. Ils veulent être bernés. Tous. Ils veulent être floués.

Une femme splendide prend ma place sous les lanternes. Magnifique dans son estime de soi, admirable dans son courage, elle se meut telle une vague roulée par le vent, sûre d'elle et déterminée. De peau, on ne voit que les morceaux blancs qui dessinent son visage innocent. Sa cape camoufle tout le reste, toutes ses formes, toutes les courbes que l'esprit se tue à imaginer. Quand elle desserre ses lèvres roses, le monde entier omet de respirer. Sa voix est époustouflante, puissante et limpide. Elle emporte chaque ivrogne de la taverne dans un autre univers. La chanteuse élance ses mains pour accompagner son instrument intangible. Elle est éblouissante... L'amertume se loge dans ma gorge. Je l'envie. Tandis qu'elle brille dans ses guenilles sombres, on m'a oublié, effacé des mémoires. Le propriétaire de l'établissement se retourne vers moi, les nasaux fumant de colère. Sa tête de bœuf légèrement inclinée, il cogne du pied, puis m'accoste en me prenant par le collet.

— Écoute-moi bien, p'tite pucelle... C'est la dernière fois qu'tu ponds des œufs pareils ! Vides, complètement creux. J'te paie pas pour qu'tu fientes sur mon estrade. Compris, Layth ? Les gens veulent qu'tu les fasses rêvasser ! Tes doutes ? Tes erreurs ? Ton bégaiement ? On n'en a rien à foutre !

La honte me consume. Je me ratatine, me plie, me replie, m'écrase sur moi-même pour disparaître. En vain. Au moins, la poigne se desserre. Le tavernier me libère. Déglutition. Iris arrimés au plancher, respiration saccadée, j'avale les remarques qui continuent de déferler sur mon âme humiliée.

— Reprends-toi. Vraiment. Car y a foule d'autres de ton espèce qui m'baiseraient pour s'tenir là où t'es.

Il ment. Sinon il m'aurait déjà remplacé. Peu importe. Je hoche la tête, docile, soumis comme une bête. Écœurant. La bile me chatouille l'œsophage alors que le tenancier me tapote les cheveux.

— Bien. Même heure demain. Maintenant, dégage.

Je n'ose pas demander les quelques lunars – petites pièces rousses – qu'il me doit. Je rabats mon capuchon et quitte la taverne.


Là, dehors, je respire enfin... Lente inspiration. Grosse expiration. Cri de frustration. J'évacue l'anxiété et l'irritation qui avalent mes organes. Puis je me mets en branle, les mains enfoncées dans les plis de ma cape.

La nuit me sauve, d'une certaine façon. Elle m'aspire dans son néant ponctué d'étoiles. Elle m'invite, en amie fidèle, à me blottir dans ses bras de ténèbres et à me fondre dans son corps d'ébène. Une larme dévale le potelé de ma joue. Il faut bien échouer parfois, même si la défaite blesse – terriblement –, même si elle saigne l'égo et torture l'estime... Il faut bien chuter quelque part sur la longue route qui mène à la mort. Je traîne mes bottes de bonne facture sur les pavés déchaussés de Phoros, l'esprit perdu dans les méandres de ma mélancolie.

Lente progression. Je m'arrête. Je patiente, mais guère par choix. Les ruelles surpeuplées ne se désengorgent pas. Jamais. Les badauds se bousculent et me bousculent, se télescopent comme des heurtoirs contre des portes. Alors j'emprunte d'autres venelles, des venelles inconnues, pour contourner les obstacles de chair, de peaux et d'os. J'explore, me perds, m'égare. Je pars en découverte de nouveaux territoires, dans cette ville vivante en perpétuel mouvement. Je fredonne, les idées toujours trempées d'obscurité. Et puis, au détour d'un étroit chemin désert, à la lumières des lampes, j'aperçois l'enseigne hétéroclite d'une auberge que je ne connais pas. La bâtisse m'hypnotise avec sa pierre brute aux interstices peuplés de lierre et sa porte montée de travers. Quelque chose m'interpelle, m'attire, m'ensorcelle et me supplie d'entrer. J'ignore quoi ; j'ignore pourquoi. Mais je talonne mon instinct, cet instinct qui m'a trahi tant de fois. Main sur le battant, je n'ai pas le temps de déplacer le bois, qu'il se décale tout seul, grince de sa propre initiative... Stupeur. Choc dans le cœur. Je recule. Hésite. Tangue. La porte s'est-elle réellement ouverte... toute seule ? Cinq secondes... et la curiosité l'emporte sur la surprise. Le pas tremblant mais décidé, je franchis le seuil de L'Innovatrice.

Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant