20. Le cahier (2/2)

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Une course. Des bruits de pas précipités dans l'escalier... Le chant de l'acier, la lourdeur de la guerre qui se poursuit dans les hauteurs du palais... Mes muscles se contractent davantage. Des voix confuses. Elles échangent en xhiemen, puis en langue commune. Je lève la tête. La lumière des torches révèle le profil des deux personnages entrés en scène.

— Lui ? N'est-ce pas notre ennemi ?

— Au contraire, Dinh-Ro. Layth est un précieux atout.

Les Zu'Hang s'approchent de la cellule dans laquelle je me suis réfugié. Tous deux sont coiffés de la même longue tresse noire nouée par un ruban d'argent. Ils portent aussi les mêmes casques à pointe, qui dévorent leurs visages, et les mêmes capes bleu foncé. Leurs plastrons volés, frappés des chimères de l'Empire, sont également très semblables. Seule la taille les différencie. L'homme, qui dépasse la guerrière d'une demi-tête, demeure sur le seuil tandis que Yuna me rejoint sur le sol de terre battue. Elle observe tranquillement le décor, puis s'accroupit près de l'énorme livre pour s'en emparer.

— Qu'est-ce que c'est ? demande Dinh-Ro avec méfiance.

Yuna m'interroge du regard, mais ne m'accorde pas une seule seconde pour répondre. Assise par terre, elle ouvre le cahier et parcourt les pages. Feuille à feuille, le papier virevolte entre ses gants de cuir. Trait, courbure, ligne, détour... Elle tourne, découvre, absorbe le support et ses formes, ses images. Elle semble s'égarer, se laisser perdre, comme obsédée par les portraits... Sa respiration a changé. La femme étudie l'œuvre de Paole, objet de toute sa concentration, de sa plus pure attention. Et lorsque que l'autre Zu'Hang la questionne, elle ne répond pas. Elle effleure de ses doigts certains dessins, loin, transportée... comme si du sang frais ne tachait pas sa figure... comme si la guerre n'existait pas...

— La plupart des portraits sont des membres de Clans, remarque Yuna.

— Les... Clans ? bredouillé-je.

— Les Clans, oui. Les Gardiens. Pas n'importe lesquels cependant. La majorité sont les membres des Clans pyndariens. Her'Dragonn. Baglinter. Arktos. And'Or. Hills. Millusys...

Courte pause. Puis :

— Lem. Pourquoi est-ce en ta possession ?

Sa question résonne comme un reproche.

— Ce n'est pas à moi.

— Bien. Le livre appartenait à ton ami alors. Je vois... Travaillait-il pour le compte des Cixiu-Wa ?

— Je l'ignore. Je...

— Il devait les renseigner, poursuit-elle sans m'entendre... Car l'Empereur projette peut-être de détruire les Clans, tous les Clans, afin d'expandre le pouvoir qu'il nous a arraché au-delà de Xhiem Panhg.

Non. Paole ne servait pas les Cixiu-Wa. Il œuvrait pour un autre. Il œuvrait pour...

— Tomasz, articulé-je.

— Qu'en penses-tu, Dinh-Ro ?

Ce dernier nous rejoint à l'intérieur du cachot. Il s'assoit à côté de Yuna et tire l'ouvrage vers lui afin de pouvoir l'examiner à son tour.

— Si ce cahier était destiné à l'Empereur, il serait déjà en sa possession. Sauf si...

— Le recueil est pour Tomasz, réitéré-je plus fort. Les portraits et les notes qui les accompagnent, ces informations explicites parfois, implicites souvent, sont pour Tomasz.

— Qui est-ce ? demande l'homme.

— Je ne le connais pas vraiment...

— Dis-nous simplement ce que tu sais, m'intime Yuna.

Alors je leur raconte. Ce que j'ai vu, observé, entendu, je leur conte avec sincérité. Je dévoile tout sans aucune censure. Tout. Ce que j'ai saisi il y a quelques instants et ce qu'il s'est passé depuis mon arrivé dans leur monde-partiel... je le leur révèle. Le poste-frontière. La fillette abandonnée. Chantsuko. Tomasz. La chambre des obkrycs. La Force. La Volonté. Et puis les Zu'Hang se lèvent brusquement. L'atmosphère a changé.

— Les Cixiu-Wa collectionnent des obkrycs ? s'étrangle Dinh-Ro.

— Combien ? s'enquiert Yuna. Combien en possèdent-ils ?

— Je l'ignore... Peut-être cinquante. Peut-être deux cents. La salle est immense.

Tous deux sont de retour dans la réalité, dans la cruauté froide de leur monde déchiré. Les affres de la guerre reviennent les hanter, marquent leurs faciès déjà creusés, persistent et s'acharnent tandis qu'ils comprennent que le répit a trop duré. Ils doivent retourner se battre.

— Si c'était vrai, tente de se rassurer le guerrier, ils les auraient déjà utilisés.

— Au contraire. Ils les gardent en réserve. Tant qu'ils ont l'avantage sur nous dans les combats, ils n'ont pas besoin de cet atout. S'ils sont encore nombreux sur le champ de bataille, ils n'ont aucunement besoin de risquer la vie de leurs soldats. Perdre des hommes à cause d'un temps de fusion trop rapide serait stupide. Ils n'utiliseront les obkrycs qu'en dernier recours.

— Yuna. Ils vont utiliser des obkrycs contre nos troupes... Ils le feront.

— Alors nous perdrons quoi qu'il advienne, conclut son interlocutrice, le visage livide.

— Il faut organiser notre repli. Maintenant.

— Va vite prévenir Feng-Atsu ! Je me charge d'informer les généraux.

Dinh-Ro a déjà disparu dans les escaliers de pierre. Je rattrape Yuna juste à temps, juste avant qu'elle ne m'échappe pour toujours.

— Lem ?

Elle tente de se dégager de ma poigne, mais je résiste.

— Yuna.

Je serre. Je la tiens, la reteins. Elle m'écoute. Pour la première fois depuis nos retrouvailles, son attention est figée sur mes mots. Alors j'ignore les gargouillis de mon corps affamé et les râles de ma gorge déshydratée pour m'exprimer le plus clairement possible :

— Je dois sortir d'ici. Du palais.

— Tu es trop faible, Lem. Tu vas mourir. Alors attends ici que la guerre se termine.

— Non.

Je crois qu'une audace folle m'a écarté les tripes pour mieux s'en extirper... un courage inespéré, oui... une témérité insoupçonnée d'avancer, de contrer le vent des échecs et celui des regrets, malgré la guerre... Je le sens. Une volonté raisonnée, presque logique, de ne pas terminer mon existence dans ce cachot converti en refuge, grignote, ronge, dévore mes membres. Je veux vivre encore... encore un peu.

— Yuna. Aide-moi à sortir. En échange des informations que je t'ai données et qui sauveront la vie de ceux qui se battent avec toi, de ceux qui ont pris les armes pour toi... aide-moi à quitter Xhiem Panhg.

Dans ses iris brillants, son esprit combat son cœur. Elle réfléchit... Mais fléchira-t-elle ? Deux ou trois secondes s'écoulent, puis la femme rompt violemment notre contact main-coude. Sourcils froncés, dents serrés, sérieuse – trop sérieuse –, elle me fait face. Les mains moites, le cerveau suffoqué, je tangue au bord de ses lèvres. Respire, Layth... Respire.

— Je t'en prie, Yuna...

Elle sourit tristement en serrant mes épaules :

— D'accord, Lem, concède-t-elle. Je vais t'aider.

Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant