Khométée se distingue de tout autre univers en ce que la magie n'y existe pas. Pourtant, en cet instant précieux, en ce moment précis, frissonnant sur un pas de porte inconnu – aux battants qui s'ouvrent et se referment d'eux-mêmes ! –, je doute de cette inébranlable conviction. À vrai dire, je doute de toutes mes plus solides convictions. Tandis que mille mélodies vrillent dans mes oreilles, transportent mes ennuis et avalent mes problèmes, que mes yeux se gorgent d'images, de couleurs, de joie que je ne saisis pas, que les senteurs les plus exotiques s'engouffrent dans mon nez ignare, je reste paralysé. Benêt. Crétin. Et la foule crie, boit, rit, danse... Elle vit. Ici, on joue d'instruments atypiques, incroyables, aux drôles de formes, aux drôles de sons, pour réinventer la musique. Là, on s'agrippe d'étrange façon pour virevolter, tournoyer à l'infini. Sur le sol de pierre, accroupi comme des crapauds, on tire de grandes cartes, ou on lance des dés difformes. Sur les tables, on prépare des mixtures aux teintes inouïes, ou on assemble des pièces de bois avec des outils complètement fantasques. Et puis... il y a moi, planté par hasard dans cet endroit extraordinaire, insolite. Ou plutôt, il y a moi, l'étonnant, l'insignifiant insolite, dans cet espace parfaitement ordinaire.
— Nouveau, hein ? m'aborde quelqu'un.
Je hoche la tête, plein de timidité. J'ose à peine exister.
— Bienvenue, yinguya. Tiens, prends ça.
— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je en me saisissant du gobelet métallique.
L'autre me sourit, une énigme dans l'œil qui me fixe quand le second est ailleurs, tourné vers l'environnement qui se meuve autour de nous. Personne ne fait attention à moi, excepté ce jeune homme à la coquette toilette. Il s'approche, me prend par l'épaule... Mon cœur s'affole. J'oublie de respirer. Qu'est-ce que je fais là ? Le malaise me caresse et m'enlace. Un filet de sueur dévale la pente raide de mon dos.
— C'est ce que tu cherches, non ce que tu crois chercher, susurre l'inconnu contre mon oreille. Offert par L'Innovatrice.
— Qui est-ce ? balbutié-je. Qui est-elle ?
Le jeune homme rit, dévoile sa dentition soignée, alignée, puis attrape ma main. Il m'emmène à une table. Je ne me débats pas. J'aurais brisé la magie.
Je m'assois, sage tel l'enfant que j'étais il y a longtemps. Lui reste debout.
— Respire, yinguya. Et bois. Profite de la nuit, amuse-toi, apprends. Oui, surtout, apprends tout ce que tu peux avant que demain ne vienne. Fais vite, très vite. Parce que Demain arrive souvent bien trop tôt...
Il achève son monologue insensé, insaisissable, agrippe mon visage et dépose ses lèvres sur les miennes. Il sourit encore. Je le dévisage, choqué. Son haleine chargée d'alcool me répugne. J'enfouis le dégoût pour lui sourire en retour. Hypocrite. Je lève la timbale d'un coup, à peine conscient de mon geste, et la vide d'un trait, avant même de m'en apercevoir. Aussitôt, des larmes éclaboussent mon faciès. Je ne saisis pas tout, seulement que ma gorge brûle, que je tousse, que j'étouffe. Le jeune homme s'incline en une révérence moqueuse, espiègle, tandis que les gens attablés applaudissent. J'ignore pourquoi. Je m'en fous. Le voleur de baiser s'enfuit alors que je me ratatine sur la table, l'alcool ingéré liquéfiant mes organes.
— C'est un peu fort, commente une voix. Mais le xhorkaa n'a jamais tué personne. À ma connaissance.
Je lève les yeux pour sonder la source des mots. Encore ému, troublé du piquant de la boisson, la vision m'apparaît floue, emplie de brume. Alors mes paupières papillonnent, dissipent le brouillard, et l'image gagne progressivement en netteté. Point par point, tache de couleur par bavure de pinceau, une figure se dessine devant moi. Un menton en pointe, lisse, fin, imberbe. Une bouche ronde, rouge, sensuelle et narquoise. Un nez étroit, droit, arrogant. Des pommettes saillantes, féminines. Des yeux bleus, félins, confiants, avec, dedans, un rien qui évoque la masculinité. Des sourcils sévères et élégants. Je me redresse tout à fait et recule sur mon siège. La face androgyne m'épie avec amusement.
— Vous allez vous en remettre, monsieur. Maintenant, cessez de bouger. Je crayonne votre portrait.
En effet, un bâton de plomb dans sa main droite – grande, bien plus grande que la mienne – l'artiste esquisse sur la page blanche d'un immense cahier.
— Vous avez tout vu ? marmonné-je.
— Tout.
— Et... ?
— Je trouve cela très intéressant.
— Quoi donc ?
— Qu'on puisse être encore naïf à votre âge.
Je bats des paupières, soufflé.
— Vous ne me connaissez pas, protesté-je.
— Et qui êtes-vous, monsieur ?
— Je suis un poète.
— Charmant. Je n'avais jamais rencontré de crève-la-faim corpulent.
L'indignation hérisse le duvet de mes bras. L'autre raille... M'insulter ? D'accord. Mais moquer la profession... C'est trop ! Je me lève, bouffé de rage. La colère agite mes membres engourdis par l'alcool. Je tangue. Mon cœur aussi. Je tangue violemment, trop violemment. Je me sens presque voler...
— Rasseyez-vous, monsieur. Je n'ai point terminé.
Je me rassieds effectivement... pour ne pas tomber.
— Vous.
Mon doigt l'accuse alors que je reprends la parole, le ton poli d'ivresse.
— Qui êtes-vous ? Plutôt monsieur ? Plutôt madame ? Ou bien les deux ? Ou bien aucun ?
L'artiste m'étudie ; sourit. Ses longs cheveux soyeux, blond céréale, bouclent sur ses épaules comme une cascade d'or. Il (ou elle) lampe sa boisson avant de reprendre ses griffonnages.
— Monsieur, finit-il par révéler. Paole.
— Monsieur, mimé-je. Layth.
— Enchanté, monsieur Layth. Vous serez le premier troubadour de ma collection.
— Pourquoi ? En quel honneur ?
— Et pourquoi pas ? Désintéressez-vous des détails, monsieur Layth. Ce n'est pas ainsi que vous apprendrez ce que vous souhaitez savoir.
— Je ne comprends pas.
L'artiste pose son crayon et se penche vers moi avant de déclamer sa leçon :
— Un pan de monde nouveau s'articule devant vous. Tenez, là, ces deux hommes concoctent des remèdes pour soigner des maladies, guérir Uors-Phae ou éradiquer la peste rouge. Là-bas, cette femme crée sa centième machine pour révolutionner nos humbles quotidiens, pour transporter des objets encombrants ou mieux atteler les chevaux. Il y a aussi les musiciens qui se tuent pour nous prodiguer un peu de bonheur, et toutes ces âmes qui rament pour améliorer nos vies d'une manière ou d'une autre. Elles aspirent toutes au sens, voyez-vous ? Tandis que vous, monsieur Layth... ? Qu'est-ce que vous faites ? Quel est votre essence ? Pourquoi avoir répondu « oui » à l'appel de l'existence ?
— Eh bien, je...
... ne peux pas répliquer. Un vertige me surprend. Les questions se bousculent tandis que les réponses m'échappent... Les paupières humides et les pensées éparpillées, je cherche un ancrage pour m'accrocher, demeurer, persister dans le réel. Mais il n'y a rien. Néant brut. Horizon enseveli. Désert perpétuel. Dunes de sable, du sable, du sable... tournis pur... et la vacuité de ma vie.
Que m'arrive-t-il ?
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Le Sens
ФэнтезиÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...