Un rythme. Il me faut un rythme, une mesure anarchique, chaotique, une cadence démente, démesurée. Folle. J'ai besoin d'un instrument cassé, de cordes désaccordées qui se plaignent en harmonie. Du bruit... D'un son décousu. Désuni. J'ai besoin d'imprévus, de notes audacieuses jouées au dépourvu. J'ai besoin d'extravagance et d'extraordinaire... Incroyable comme je l'ai ignoré jusqu'alors, comme j'ai dissimulé cette nécessité entre les lignes d'une partition trop lisse. Ce n'est que récemment que l'évidence m'a giclé au visage. C'est à cause du voyage. Il m'expose la vérité, la présente en pleine lumière à ma conscience défaillante. L'indifférence s'estompe. Mon cœur amorphe se remplit d'une audace inconnue.
— Prendrez-vous du pain, monsieur Layth ?
De la bienveillance aux coins des yeux, Paole me tend un morceau de mie noirâtre que je n'ai pas le luxe de refuser.
— Vous savez organiser vos rations, remarqué-je, content.
J'ingère l'aliment, le mâchant à peine pour soustraire son goût infâme à mes papilles. Puis, j'attrape la flasque dans ma besace et aspire quelques gorgées. D'un revers de cape, j'essuie mes lèvres en contemplant les derniers rayons de Qadys reculer dans l'horizon. Incroyable. Ciel orangé et terre rouge, comme une continuité grandiose de l'infini. Depuis les sommets qui cerclent le canyon, le monde semble s'embraser. Jamais je n'aurais pensé assister à un spectacle aussi beau, aussi pur, aussi sincère. L'absence totale d'humanité est d'une incroyable beauté. Ému, je fixe les stries rougeoyantes sans oser baisser le regard. En contrebas, j'imagine un mince filet d'eau serpenter entre les rochers géants.
— J'ai épuisé mes vivres trop tôt...
— Vous n'aviez pas grand-chose, m'excuse Paole.
— Quand bien même...
— Vous apprendrez à économiser vos ressources.
— Je suppose...
Mes pensées oscillent dans mon crâne fatigué tandis que mes pieds se balancent dans le vide. Le vide. Comment me suis-je retrouvé ici, à douter au-dessus du néant ? Mon cœur s'agite, hésite... Comment ma vie a pu prendre un tel tournant sans m'en avertir ? De choix en décisions, j'amarre ici, dans ces gorges magnifiques d'un autre monde. J'ai voulu partir, quitter mon existence. Pour aller où ? Il n'y avait pas de destination précise... Pourtant je suis là, au bord des lèvres du canyon. Je songe, m'épuise à creuser en moi-même, et je saisis tous les rouages de ma propre mécanique sans comprendre les mécanismes exogènes, les raisons extrinsèques de mon aventure sur Roqk, cette région sanguine et poussiéreuse... Pourquoi ? Parmi toutes les âmes dont l'artiste à croiser la route, c'est mon destin qu'il a décidé de lier au sien...
— Pourquoi moi ?
Assis à mes côtés, Paole boit au goulot de sa gourde. Il ne semble pas avoir entendu mon souffle, mes paroles chétives à peine expulsées de ma trachée...
Respire, Layth. Respire.
— Pourquoi moi ? répété-je, insufflant à mes mots quelque force et honneur.
L'artiste achève de s'hydrater puis, inclinant sa tête blonde vers moi, il raille :
— Pourquoi vous ? Je ne puis dire, monsieur Layth. Car, malheureusement, je ne possède pas la capacité de lire les pensées d'autrui. Donnez-moi un contexte, je vous prie.
Son ton moqueur me révulse. Je me contracte tout entier. Lui rit.
— Cette grimace ! Hilarant, vraiment !
J'avale mon irritation et me laisse porter dans le ciel pourpre aux reflets orangées. Je flotte, je vole... Respire. Je tente de m'éloigner de la mesquinerie des sentiments.
— Pourquoi m'avoir choisi pour vous accompagner dans votre voyage ? Pourquoi moi plutôt qu'un autre ?
— Pourquoi pas vous ?
— Répondez, Paole. Cela n'a aucun sens ! Vous me prenez pour un sot. Un raté. Un bon à rien. Je ne m'intéresse qu'à très peu de choses et je n'ai rien vu, rien vécu ! J'en ai affreusement conscience ! Mes désirs sont petits, insignifiants ! Ma vie n'a pas de but, pas de sens... Je n'agis pas, jamais, et n'ai envie de rien. Je m'abandonne dans le lit de la rivière en priant pour que le courant m'emporte. Voilà tout ce que je puis faire... Voilà ce que je suis...
Toute malice a déserté les traits de l'artiste. Il se redresse, tourne son buste vers moi et se penche en avant pour mieux planter ses iris dans les miens.
— Détrompez-vous sur votre compte, l'ami.
— Pardon ?
Il se détourne aussi vivement et, comme conversant avec l'horizon, il reprend :
— Vous aviez peur. Peur d'agir. Parce que vous êtes humain, cette crainte vous était agréable. Vous pouviez vous y reposer, vous y réfugier et en profiter pour y mourir. Cependant ! récemment, vous avez su la dépasser. Vous avez trouvé quelque chose de plus grand, de plus vif, de plus puissant que la crainte... Et vous vous êtes mis en mouvement. Votre vie n'a pas de sens, car vous ne lui en donnez pas.
Pendant un court instant, je médite sur son jugement.
— Quelle est cette chose que j'aurais trouvé selon vous ?
— À vous de me le dire, monsieur Layth. À vous d'injecter du sens dans votre vie...
Dans les pans d'espaces bleu nuit, entre les astres brillants, je cherche les réponses à mes tourments. Deux disques d'argent étincellent avec plus de vigueur que tous les autres points lumineux. Lalpha et Lêtha pétillent au travers du voile nocturne qui recouvre désormais le ciel.
— Je voudrais que ma vie irradie de sens.
Les mots ont effleuré ma bouche avant d'avoir traversé ma pensée.
— Avant, cela ne m'intéressait pas, continué-je. Aujourd'hui, c'est réellement ce que je désire.
— Pourquoi ?
— Parce que la lassitude est trop pesante ! m'emporté-je. Cette passivité molle, cette paresse de vivre... Cela m'étouffe, m'asphyxie. C'est trop. Je veux vivre ! vivre comme ces âmes extraordinaires qui se réunissent à L'Innovatrice pour composer leurs propres mondes, comme ces braves marins qui franchissent les Portes et découvrent de nouvelles terres, comme ces dessinateurs talentueux qui parcourent Khométée pour accomplir de mystérieux projets.
— Mes projets n'ont rien de mystérieux, rit Paole.
— Vous ne m'en avez jamais parlé.
— Et vous ne m'avez jamais demandé d'en parler, se moque-t-il encore.
Je réprime l'agacement qui gonfle mes poumons. Respire. Mais il m'est de plus en plus difficile de maintenir la distance entre ses railleries et mes émotions... Alors je me lève. La distance physique m'aidera à apaiser mon esprit. Non. Ma poitrine se soulève déjà... Le rythme a changé. Respire. J'essuie mes mains moites sur ma cape couverte de poussière et me détourne.
— Layth.
Je pivote malgré moi vers la voix mélodieuse que le vent s'empresse d'emporter.
— Si vous souhaitez ardemment quelque chose de juste, alors vous devez tout faire pour vous en emparer. Prenez. Les gens ne donnent pas, ils prennent.
Je hoche vaguement la tête avant de m'éloigner de l'immense béance du canyon.
Près du feu incandescent, seul Jinwoo a gardé les yeux ouverts. En sentinelle avertie, il scrute les alentours à l'affût du moindre mouvement anormal. Dojo et Yokemi se sont endormis à même la pierre, leurs deux corps blottis dans une vieille couverture. Je me décharge de ma besace et m'allonge pareillement sur le sol dur, inconfortable. Je me tourne sur un côté, me voûte, me tortille, me plie, me retourne... Rien à faire. La terre est rude, parfaitement incommodante. Dans ma tête, les idées se heurtent, les questions s'accumulent et les doutes s'enracinent. Je retire un caillou qui s'enfonçait entre mes omoplates. Respire. Je grogne, jure et m'étouffe en songeant à Paole. Respire. Une pierre sous le genou, de la poussière entre les cils, une douleur à l'épaule... Ce soir, plus que vivre, dormir me semble être une épreuve insurmontable.
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Le Sens
FantasyÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...