36. L'intermonde

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C'est absurde. Le sens m'échappe. Sans cesse... Il s'écoule entre mes doigts, ces doigts qui ne peuvent le retenir... Je tourne sur moi-même, je pivote, je tournoie... Je me retourne... mais il n'y a rien. Il n'y a rien nulle part. Seulement un champ infini de flocons gris. De la poussière. De la poussière. De. La. Poussière. Il n'y a rien que de la poussière, bon sang ! Partout. Elle tourbillonne, envahissante, souveraine, impitoyable, éternelle. Elle balaye l'atmosphère, me secoue, me recouvre, s'incruste par les pores de ma peau et attaque mes organes. Elle vole, virevolte, fouette le néant en courant de vent, le chamboule en tempête de sable blanc. Mes poumons... Je m'essouffle. Je piétine. Je m'écrase. Le monde poursuit ses mouvements, son broyage furieux tandis que je m'efforce de m'accrocher. Mais à quoi ? à qui ? ... Pourquoi persévérer ? La faille m'a avalé et je me noie entre ses bras de néant gris. Devant, derrière, là, là-bas, ici, en haut, en bas... Le goût âcre du regret m'inonde le palais... Je veux quitter cette brèche entre les bulles, retrouver le sol dur, le sol stable, l'air calme, l'air pur. Resss... Une quinte de toux m'étrangle... J'étouffe, je m'étouffe... À genoux... malmené par les vagues poussiéreuses qui me submergent... C'est absurde. Je voudrais... que cela... cesse. Au secours. Pourquoi est-ce si difficile ? C'est... absurde... Comment sortir ? Comment quitter l'intermonde et retrouver la paix ?


Glacial. La joue collée au parterre de poussière, je tente de soustraire ma conscience à la tempête et ferme les yeux. Même étendu, j'ai le tournis. Je bascule. Qu'est-ce que... ! Une ombre me tire par le col, je trébuche, je m'écroule. Regarde-moi ! Cette voix... Un souvenir. Je lève les yeux vers mon père. Son regard déborde de doutes... Pourquoi suis-je capable de m'en rappeler maintenant ? Il hésite... Mon père tangue. Quelle décision prendre ? Et puis, il tait ses craintes, enfouit ses erreurs, durcit son cœur. Il choisit. Je ne perdrai pas tout ce que j'ai bâti... pas à cause d'elle. Elle ? De qui parle-t-il ? L'image se fait plus nette... Une femme est allongée sur un sol maculé de taches noires... Maman... ? Une voix d'enfant. Quel enfant... ? Je crois que les effets du baljjan perdure... et, comme l'avais annoncé Yuna, ma mémoire se descelle un peu plus. Elle se débat pour s'extirper de son carcan de ténèbres... sans parvenir à se libérer totalement. Encore des images... ou plutôt des ombres aux formes insaisissables, sans lien, sans cohérence... Ma mémoire est morcelée et ses fragments demeurent inaccessibles et flous. La femme disparaît. Mon père aussi, bien que sa voix flotte encore un instant dans le vent de ces réminiscences. Cela n'aurait pas dû arriver... Layth. Cela ne s'est jamais produit, l'entends-tu ? Qu'est-ce qui... ? Je vais te faire oublier, Layth... Cela n'aurait jamais dû... Néant. Il n'y a plus rien. Rien. Seulement le froid cruel qui engourdit ma joue et la poussière qui m'empêche de respirer. Je sens une larme salée sur mes lèvres alors que je m'efforce de me souvenir. En vain. Que... que s'est-il passé ? Qu'avez-vous fait, père ? Que m'avez-vous f...


...


Est-ce... terminé ? Je...


...

...


Aïe. Ma tête... Où... ? Ah. Toujours enfermé dans ce monde de poussière. Je... je n'en peux plus...


J'ai tant de regrets. Cette vie triste et absurde – ma vie... je la méprise. Ici, je l'admets. Le vernis brillant qui la recouvrait laisse désormais transparaître ses véritables couleurs. Les teintes fades, ternes, moroses, qu'on espère tromper à coups de sourires, à coups d'éclats maladroits, inutiles... ces taches mornes, insipides, apparaissent et éclaboussent les illusions... Voici ma réalité. J'ai voulu l'ignorer, ignorer ces creux au fond du ventre... Idiot. J'aurais dû affronter cette détresse, cette paresse ridicule, aberrante, suffocante... Combattre. J'aurais dû lutter... et combler tous ces trous avec du sens. Trop tard. Je ne suis qu'une coquille vide ballotée par un souffle de poussière amère. J'abandonne... Encore. Je pars, seul, oui... puisqu'un poète n'est rien sans sa solitude... Éternelle amante, adorable compagne, amie trop fidèle, partenaire dévouée, équipière de voyage, de périple, toujours présente, là, ancrée, plantée dans le sillage de celui qui aime créer en utilisant les mots. Parce qu'elle est inspiration, parce qu'elle est source et ressource, un inépuisable puits d'une eau délicieuse, merveilleuse, une précieuse muse immortelle, je la garde à mes côtés. Ma solitude. C'est avec elle que je mourrai. Enroulé dans ses bras solides, que rien ne peut affaiblir, je me laisse bercer, dorloter. Elle me murmure dans notre langue commune de vers, de prose, que l'aventure s'achève ici. Et je l'accepte. Je quitte le monde comme je l'ai foulé pour la première fois... infiniment seul.

Vous avez épuisé votre quota de lamentations quotidiennes, monsieur Layth.

Je me redresse si brusquement qu'un vertige me surprend.

— Pa... Paole, vous... ?

Non. Le brouillard. Seulement ce brouillard persistant qui me brûle les yeux et engloutit toutes mes forces. Le néant. Uniquement. Pas une silhouette. Pas une âme. Non. L'environnement n'a pas changé, n'a pas bougé... Assis, je me recroqueville, entourant mes genoux frêles de mes bras tremblants.

Arrêtez de vous plaindre et agissez. Vous m'aviez dit vouloir changer.

Je relève la tête. Combien de temps depuis mon naufrage ? Dix minutes ? Une heure ? Deux jours ? Suis-je déjà dément ? Bon sang...

La folie serait de se laisser mourir ici.

— Paole... ?

Lui-même.

— Vous êtes mort. Les morts ne parlent pas.

Alors... l'aurais-je rejoint là-bas ? Absurde ! Le gel mord ma chair et paralyse mes membres ; les particules grises ne ralentissent pas leur course, elles se jettent sur moi en une cascade puissante, féroce. Je ressens ma condition humaine comme je sens l'eau goutter de mes paupières. Je suis vivant. Trop vivant. Peut-être est-ce l'ingestion de baljjan qui nourrit l'hallucination ? ou bien le remède de Tomasz ? Ou est-ce l'intermonde qui se joue de moi ?

Je suis curieux. Que s'est-il passé ?

— Pardon ?

Votre père vous a volé vos souvenirs. J'aimerais savoir pourquoi et découvrir le secret qu'ils renferment.

— Moi aussi.

Brillant.

Mais je suis coincé ici... prisonnier de l'intermonde. Il n'y a ni faille, ni obkryc pour en ouvrir une... Aucune PIS, aucune brèche dans la béance, aucune échappatoire... Je me lève, repousse les vertiges, ignore la nausée, puis erre, vagabonde, raide, confus, perdu, tordu, à pas lents, dans l'espace humilié par les rafales de vent. Ne plus chuter... Avancer... Mais dans quelle direction ? Je suis condamné à hasarder sur ces terres grises sans bout, sans fin, sans frontière...

Non.

Assez.

Je refuse.

Je renonce à l'abandon.

Fuyez l'intermonde, Layth. Partez en quête de vos souvenirs, et trouvez enfin ce sens auquel vous tenez tant.

Fuir, oui. Mais comment ?

Peu importe, au fond... Je trouverai un moyen. Je vais trouver, oui ! Avancer, avancer, avancer encore... Je ne mourrai pas dans l'intermonde. Il faut lutter. Progresser contre les bourrasques de poussière. Résister. Je retrouverai mon père et découvrirai ce qu'il me cache. Respirer. S'acharner. J'apprendrai la vérité et mes souvenirs reviendront.

Paole a raison. Après tout ce chemin parcouru, cela n'aurait aucun sens de périr ici.



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