4. L'Hôtel des Marchands

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Une nuit, on se réveille, on a grandi... et la vie est plus effrayante que les cauchemars. La peur s'installe, domine. Elle contrôle, pérenne, souveraine des choix qui influent sur la destinée. Elle décide de demain et compose aujourd'hui. Voici le règne d'une musicienne pleine de folie. On voit autrement. Le tableau devient... différent. Les couleurs ternissent, jaunissent ; la peinture craquèle ; la toile vieillit, s'endurcit, et nous aussi. On aperçoit enfin les ombres. On perçoit la profondeur. Il y a du relief, du détail. Les textures intriguent. On saisit l'éclat du passé, l'éclat de l'enfance à peine oubliée. On se souvient du bonheur, on idéalise. Sauf l'horreur. L'horreur reste vive. Certains n'ont pas connu l'horreur. Je fais partie de ceux-là. Quelle chance ; je le reconnais. Je profite de cette chance. Il faut l'admettre. Je peux donc me permettre de m'imaginer poète. Au moins jusqu'à ce que je prenne la relève...

L'odeur fétide de la boue qui macule les rues s'atténue. Je suis arrivé. Le quartier des marchands, moins crotté, accueille une population plus rare et de meilleure fortune, contrairement au reste de la ville. Les ruelles sont calmes. Les lanternes éclairent des fantômes. La petite porte de l'Hôtel des Marchands apparaît enfin au détour d'une auberge. Sur les battants de bois, le profil arrogant d'une tête de cheval couronné monte la garde. Un coup d'œil à la chevalière que je porte au majeur droit. Le même symbole est gravé dans le fer. J'engloutis le mélange de frustration et de dégoût qui se débat dans ma poitrine, puis je frappe au heurtoir une série de coups plus ou moins espacés dans le temps, une mélodie rythmée et secrète. Quand la musique s'achève, une fente dans la porte laisse paraître un iris méfiant.

— Nous sommes complets, déclare un timbre féminin.

— Le matin danse jusqu'aux prairies du crépuscule.

— Je ne comprends pas.

— Car le soir ne se lève point. Il dort le jour et vit la nuit.

La porte s'entrebâille. Je me courbe, puis pénètre dans la demeure. Un soupçon amer de culpabilité me chatouille la gorge alors que je croise la jeune femme qui m'a ouvert. Un cierge dans la main, elle retourne à son pupitre pour griffonner sur des parchemins et tromper l'ennui. Je n'ai pas bougé. Des points de sueurs parsèment mon front. Angoisse. Je manipule nerveusement la chevalière à mon doigt. Les nerfs s'agitent. La crainte s'invite. Mes membres refusent de s'ébranler. Je triture l'anneau. Idiot. Respire. Je n'ai pas commencé à préparer mon départ que déjà j'ai l'impression de les trahir. Courage. Je dois les trahir.

À l'exception de la jeune femme, le vestibule est désert. D'une voix mal assurée, chétive, je m'adresse à la veilleuse :

— Les parents Lemarchand... sont-ils de retour ?

— Non, pas à ma connaissance.

Mes épaules se relâchent immédiatement de soulagement. Je salue la fille, ravi, puis m'engouffre dans le petit escalier qui tourne sur lui-même pour gagner les étages.

Couloirs, volées de marches, passages dérobés, corridors et passages éclairés... Je ne m'arrête qu'une fois arrivé sur le seuil de ma chambre. Cette dernière, épurée, étriquée, ne contient qu'une grande paillasse pour quatre personnes. Une épaisse couverture recouvre d'ailleurs trois corps endormis que je devine à la lumière de ma bougie. Dans un coin de la pièce, à côté de l'un des pots de chambre vide, un tas de tissus a été abandonné. Je m'approche des vêtements, pose ma lumière sur le plancher, puis fouille les plis des habits à la recherche de pièces oubliées. Rien. Je me redresse, m'empare du premier vase de nuit et de la bougie puis quitte les lieux, sans un adieu pour ma fratrie.

Peu découragé, je me rends à l'étage supérieur, dans la chambre de mes parents. En me heurtant à la somptuosité du lieu, la frustration me prend aux tripe. Je me fais violence afin de la repousser et de rester concentrer sur la mission entreprise. Le faste des tapis – que je souille de mes bottes maculées des chemins empruntés –, le luxe du lit légèrement surélevé, les colonnes de bois sculptés et les voiles de soie brodé, je les dénie, je les méprise... Respire. Je pose le pot de chambre sur le sol pour libérer mes mains et commencer mes recherches...

— Qu'est-ce que tu fais ?

Mon cœur manque un battement. Je me retourne, les lèvres tremblantes d'arguments décousus prêts à jaillir pour me défendre. Cela ne sera pas nécessaire. Du haut de ses onze ans, une moue outrée gonflant son visage potelé, Lothaire me fixe.

— Tu voles, Layth ?

— Oui. Sors d'ici.

Puis, avec un sourire complice, je m'empresse d'ajouter.

— À moins que tu ne veuilles m'aider ?

Alors je me mets à fureter avec application. Je défais les draps, soulève les tapis, secoue les rideaux, déchire les coussins, déplace les guéridons, pillent les coffres... Lothaire se joint à moi. Rapidement, la magnificence se transforme en chaos. Au terme d'une kyrielle de minutes fructueuses, nous quittons les appartements en désordre. La récolte est juteuse, délicieuse. Au total, trois bourses bien grasses, un coffret débordant de bijoux et une dizaine de livres illustrés aux reliures dorées. En bons fils de commerçants, nous partageons les gains après d'ardentes négociations. Lothaire empoche une poignée de pièces d'argent, une pochette de joyaux, quelques ouvrages, et je lui lègue ma chevalière – sans regret. Il me remercie tandis que je remplis ma besace de colliers en or, de bagues précieuses, d'un léger manuscrit ainsi que d'une première escarcelle. J'en attache une deuxième à ma ceinture et glisse la dernière dans la doublure de ma cape.

— Maintenant, va.

— Et toi ?

De l'index gauche, je lui indique le vase qui attend d'être rempli par mes soins.

— Et après ? me demande encore mon cadet.

— Après ? Je vous rejoindrai.

Ce n'est pas la première fois que je lui mens. Ce n'est pas non plus la première fois qu'il se laisse duper. Il me sourit, puis retourne à sa paillasse. Je le regarde s'éloigner en gambadant. J'envie son innocence préservée, sa rondeur enfantine. Quelque chose au fond de ma poitrine me pousse à m'en éloigner, à fuir cette candeur, cette bulle dans laquelle je nage depuis l'enfance... La force qui comprime mon cœur me presse de partir. Respire. Après avoir soulagé ma vessie, j'emprunte de nouveau les escaliers et quitte l'hôtel de mes ancêtres en courant.


Dehors, la nuit m'avale. Le ciel brille d'une poignée d'étoiles lancées au hasard sur son manteau noir. Un calme étrange s'impose à mon esprit – cet esprit altéré que je ne comprends pas. Des lanternes à lucioles déposent des flaques de lumière dans les ruelles fétides. Je m'y suis habitué. Je me suis habitué à tout. À l'opulence, à l'abondance, à l'excès... À la puanteur, à l'absence, à l'échec... Les saveurs ont terni. Même la mélancolie est amère désormais.




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