29. L'éclaireur

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⚠️ violences physiques, sang

***


Derrière-toi.

Tomasz se retourne aussi sec, son épée parant le poignard que le lâche voulait lui planter entre les omoplates. Il le repousse d'un mouvement fluide avant de plonger sur son agresseur pour l'empaler. L'autre esquive d'une pirouette habile avant de dégainer une seconde arme à la pointe recourbée. Les adversaires se scrutent, se déchiffrent, sans cesser de se mouvoir. Ils se déplacent sur les traces d'un cercle invisible, demeurant chacun à bonne distance de l'ennemi... Puis tous deux s'élancent au même instant. Les lames se heurtent à nouveau dans un déchainement de métal.

Tout en attaquant, Tomasz étudie son adversaire. Il fend, défend, notant dans le même temps points forts et points frêles. La technique est bonne, mais n'est point celle d'un combattant, ni celle d'un assassin. L'agresseur n'a pas de stratégie, pas de plan. Il se contente d'un enchainement appris et répété tant de fois que réfléchir ne s'impose pas. Posture ? Correcte. Équilibre ? Suffisant. Anticipation ? Mauvaise. Tomasz s'amuse malgré lui. Il ne se fatigue guère et apprécie le duel comme chaque combat qu'il mène. Les coups de l'autre sont rapides, mais manquent de puissance. Tomasz riposte sans difficulté.

Que fais-tu, Tomi ? Arrête de jouer. Mate-le !

Tomasz obéit à la Voix. Consciemment, il crée une ouverture dans sa propre garde, exposant son flanc. L'homme se rue dans le piège et, pointe en avant, vise le côté non-protégé. Tomasz se dérobe au dernier instant avant d'asséner un coup de poings dans le visage de son adversaire. Puis il profite de l'hébétude du maladroit pour l'empoigner et le plaquer solidement au sol, l'écrasant sur la pierre lisse du palais. L'autre essaye de se dégager. Malgré sa confusion apparente et le genou contre son torse, il essaye de se relever. Ses mouvements sont aussi faibles que vains, mais il semble déterminer à poursuivre ses efforts inutiles... Alors Tomasz glisse sa lame jusqu'à la gorge nue de l'homme qui, quelques secondes plutôt, tentait d'attenter à sa vie.

Tu ne l'avais pas entendu arriver... Étonnant.

— Qui es-tu ? interroge Tomasz en xhiemen.

Pas de réponse. Seulement un battement de paupière désorienté.

Il est inutile. Tue-le.

— Qui es-tu ? réitère Tomasz, ignorant la voix dans sa tête.

— Je...

Une quinte de toux entrave la réplique, puis :

— Le prince Aroon... a découvert votre trahison.

Tomasz hausse un sourcil, surpris. Les questions se forment aussitôt dans son esprit. Il cherche à comprendre les intentions de son ancien allié. Il doit comprendre. Les conjectures se composent, s'agencent, se superposent... certaines hypothèses font sens, d'autres paraissent absurdes. En quelques secondes, il les confronte, les compare et sélectionne les meilleures théories en prenant garde au contexte de chaque élément. Il analyse la viabilité de ses idées, doute, puis s'assure de leur pertinence. Enfin, la stratégie d'Aroon lui apparaît, claire et éclatante. Les failles de ce plan lui sont encore plus limpides.

— Tu aurais dû t'en tenir aux indications de ton prince, dit Tomasz.

Pas de réponse. Seulement un regard sombre aux pupilles pleines de haine.

Tue-le, Tomi. Tue-le, tue-le, tue-le !

— Qu'est-ce qui pousse un éclaireur à se convertir en assassin ? Car tu es un éclaireur... On t'a envoyé pour me surveiller, non pour me tuer ou m'interroger, n'est-ce pas ? Tu aurais dû rester dans l'ombre. En agissant contre les attentes de ton prince, tu as mis son plan en péril.

— Vous êtes un traître...

— Depuis quand est-ce que tu me suis ? insiste Tomasz.

— Aucune importance.

Alors il lève le menton pour essayer de se redresser, mais le fer qui demeure à deux pouces de son cou le dissuade de continuer.

— Sûrement depuis mon entrevue avec Aroon, devine Tomasz. Chantsuko aussi doit être suivie...

L'autre a un rire mauvais avant de s'étouffer. Tomasz l'observe calmement, un poil intrigué par le personnage. Une balafre traverse la face étroite aux joues lisses, imberbes, coupant le nez amoché par la main de Tomasz. Des hématomes recouvrent les tempes et les cheveux noirs sont collés par la sueur, mais surtout par le filet de sang qui s'écoule du crâne fendu... Une plaie mal suturée a dû se rouvrir lors de sa chute.

Achève-le, Tomi.

Infirme, faible. Ignare... Humain. Tomasz, serein, attend que le blessé reprenne son souffle. Puis :

— Je... ne dirai rien, articule l'infirme.

C'était bien la peine de patienter, se moque la Voix.

Tomasz sourit, d'un sourire triste et fataliste, tandis qu'il déplace son épée du cou vers l'épaule gauche. L'homme semble s'en étonner, mais n'a pas le temps de tenter quoi que ce soit que la lame de son bourreau pénètre brusquement sa chair. Il gémit de douleur, se tord, invoque tous les Théosys... Au moins, il ne s'évanouit pas, au soulagement de Tomasz.

— Mon arme est imprégnée de liblysine, déclare celui-ci. Un poison mortel.

Le Xhiemen blêmit.

— Je t'administrerai l'antidote et soignerai tes blessures à condition que tu répondes à mes questions. Je sais que tu veux vivre. Je le sens. Et je ne te laisserai pas mourir. À cette unique condition cependant.

— Je...

— Tu n'as pas beaucoup de temps, coupe Tomasz. Passé quatre minutes, le poison aura fait effet. Tu seras complètement paralysé et incapable de parler. Dans les secondes qui suivront, tu mourras. Tu mourras dans la douleur, sauf si tu m'aides. Alors je l'empêcherai. Si tu me tends la main, je te sauverai à mon tour. Je ne t'abandonnerai pas. Tu vivras. Pour toi. Pour ceux qui t'aiment, ceux qui t'attendent... Tu vivras.

— Que... que voulez-vous... savoir ?

Une larme naît dans l'œil de la victime tandis que Tomasz l'interroge. Sur Aroon, sur les obkrycs, sur Chantsuko. Sans brusquerie, toujours aimable, toujours poli. Le mourant répond de son mieux, malgré la souffrance palpable qui le dévore et les sanglots qui traversent ses mots.

— Dernière question. Où est Chantsuko ?

— La... geôle. Je vous en prie... l'antidote...

Tomasz ouvre sa sacoche et en extirpe un baume, ainsi qu'un petit rouleau de tissu. Il le déroule rapidement, puis l'enduit de l'onguent aux propriétés curatives.

— Est-ce... l'antidote ?

— J'ai menti, avoue Tomasz tout en bandant le crâne de l'homme pour arrêter l'écoulement du sang. Mon épée n'est pas empoisonnée. Tu dois ta faiblesse à une blessure passée.

Le choc traverse les yeux de l'éclaireur, mais il n'a plus assez de forces pour s'exprimer. Tomasz, lui, sourit, satisfait d'avoir obtenu les réponses qu'il souhaitait. Il se hâte de soigner l'épaule qu'il a lui-même meurtri avant d'aider son patient à se redresser, puis à s'adosser contre un mur. Il lui explique que la pommade appliquée sur ses plaies soulagera sa douleur et qu'après un copieux repos, il pourra se relever. Sa vie n'est plus en danger. Ensuite, le jeune homme range ses affaires dans son bissac et rengaine son épée. Un dernier regard pour l'éclopé. Ce dernier s'est assoupi.

Un autre le tuera de toute façon.

Au moins, en cet instant, l'éclaireur ne souffre pas. Et s'il a de la chance, peut-être même qu'il survivra. Dans ce passage isolé, dissimulé par des portes secrètes et enterré dans les galeries souterraines du palais, le convalescent est en sécurité. Ici, la guerre ne l'atteindra pas. Cette certitude éclate comme une bulle lorsque Tomasz perçoit un son de semelles claquant contre la pierre.

Derrière-toi !

Mais cette fois-ci, Tomasz n'a pas le temps de tirer son épée...

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