— Les combats vont cesser. Il sera impossible de distinguer l'allié de l'ennemi, l'ami fidèle de celui qui veut vous ôter la vie et les combats se figeront – comme des tableaux – jusqu'au lever du jour, jusqu'à ce que Qadys apparaisse à nouveau au travers des carrés de ciel qui trouent les murs du palais. C'est pourquoi toute torche doit demeurer éteinte jusqu'à demain.
Tomasz a parlé dans un xhiemen impeccable, distinctement, sans trébucher sur la grammaire ou buter sur le lexique. Il a dit ce qu'il fallait, comme il le fallait. Chantsuko ne peut réprimer l'élan d'admiration qui l'envahit. Elle rougit. Personne ne semble le remarquer ; personne ne lui prête attention. En bout de table, Aroon Cixiu-Wa – second fils de l'empereur – médite sur les propos du stratège tandis que ses sbires posent les questions.
— Bien que vos observations soient pertinentes, maître Tomasz, ne pensez-vous pas que les étoiles nuiront à l'obscurité ? s'enquiert l'un des conseillers impériaux. Voir sera alors possible pour les soldats. La guerre n'aura pas de répit.
— La lueur des astres ne suffira pas, rétorque Tomasz.
— Les Zu'Hang viendront avec le feu, intervient une autre conseillère.
— Il faudra les en empêcher, contre-attaque encore Tomasz. En utilisant un obkryc s'il le faut. L'objectif est double : créer une brèche dans la lutte et prévenir les incendies.
Aroon pose ses pattes d'ours sur la table et quitte son siège. Tous les regards s'accrochent à son épaisse carrure de combattant. Épaules droites, torse en avant. Son plastron bleu est maculé de taches sombres – de sang. Il a un œil gonflé et le nez tordu. Il s'est battu. Il a tué. Il tuera encore.
— Vous vous trompez, maître, sourit-il en fixant le stratège. Le feu sera notre allié pour vaincre vite et vaincre bien, car il fera fuir les derniers Zu'Hang pendant que les nôtres seront à l'abri. Vous vous préoccupez des dommages matériels, je peux le concevoir. Pour ma part, je dois m'inquiéter des pertes humaines, des organismes vivants, de ces corps qui attendent d'être soignés, nourris et abreuvés. Nous avons perdu beaucoup d'hommes... Plus que nous le pensions. Ce conflit doit s'achever au plus tôt.
Puis se tournant vers son premier conseillé :
— Maître Ranh, transmettez mes ordres aux généraux. Ils doivent se procurer deux à trois obkrycs offensifs, ou défensifs, au plus vite. Qu'ils s'en servent contre nos ennemis. S'il n'y a pas de nets progrès dans deux heures quand le soir descendra, nous mettrons le feu à l'héritage de mes ancêtres.
Ranh s'exécute avec une efficacité xhiemen : il sort discrètement de la pièce secrète et referme le passage derrière lui. Un garde ainsi que son apprenti l'ont suivi.
— Seigneur...
— Je sais que vous souhaitez me convaincre, maître Tomasz, me raisonner, m'inviter à réfléchir davantage. Je regrette. Je ne suis pas mon frère. Je ne suis pas mon père. Pendant qu'ils se terrent dans un autre monde-partiel, pendant qu'ils feignent de chercher des solutions, j'agis. Je me bats pour Xhiem Panhg, pour mon peuple et pour notre Empire. Il faut quelqu'un pour le défendre, ne croyez-vous pas ? Il faut que je le protège, personne d'autre ne le fera. N'est-ce pas ironique... puisque je ne règnerai sans doute jamais ?
— Mais si le palais tombe...
— Les Zu'Hang périrons avant, bien avant. Ne soyez pas insolent, maître. J'ai reconnu vos talents. À présent, reconnaissez les miens.
Silence. Tomasz se lève, puis s'incline avec déférence. D'un geste suintant l'autorité, Aroon indique à son couple de gardes et à ses trois conseillers de lui emboîter le pas. Tous franchissent le seuil de la petite pièce et disparaissent dans le dédale d'étroits corridors. Dans la salle secrète, ne restent que Tomasz et sa disciple.
Chantsuko respire à nouveau. Pendant tout l'échange, elle retenait son souffle malgré elle. Pourquoi ? Sûrement parce que ces grandes âmes, ces esprits de force et d'action, prennent une place si importante dans l'Histoire que les autres mortels en oublient leur propre existence... Debout derrière le siège de Tomasz, Chantsuko se masse la nuque. À vingt-sept ans, elle commence à se fatiguer plus rapidement. La faim, la soif et la guerre – qui gronde tout près d'elle – n'aident pas à tenir, à soutenir l'intellect harassé de tout ce qu'il a à penser...
— Il faut qu'on parte, Chuko.
Il s'est exprimé en langue commune – la langue qu'il maîtrise le mieux.
— Maintenant ?
— Oui. La stratégie d'Aroon va à l'encontre de la mienne. Je ne peux plus rien pour lui s'il ne veut plus de mon aide. Et puis, nous sommes attendus sur Orheven.
— En effet, reconnaît Chantsuko.
— Rejoignons Paole et Layth au lieu de rendez-vous, poursuit Tomasz, puis quittons cette bullite. Nous passerons par les tunnels ouest avant que les Zu'Hang ne les condamnent.
Ah oui, la fuite par les tunnels... Il faut avouer que la jeune femme ne saisit pas cette partie du plan, qu'elle ne l'a jamais comprise. Elle s'interroge, hésite... Doit-elle poser la question qui danse sur ses papilles ou bâillonner sa curiosité déplacée ? Son interlocuteur remarque sa lutte intérieure puisque, avec bienveillance, il l'invite à articuler sa pensée.
— Pourquoi passer par les souterrains et vouloir se rendre au poste-frontière... alors que tu peux utiliser l'Obkryc de la Faille ?
— Parce que cet artéfact n'ouvre que des PIS instables vers des mondes-partiels aléatoires. Celui ou celle qui utilise cet obkryc ne peut pas prévoir sa destination, Chuko. Dans l'idéal, j'aimerais que nous évitions de perdre plus de temps à voyager de bullites en bullites... Imagine comme il serait fâcheux de traverser une faille pour se retrouver dans le Désert de Phaarouk à l'autre bout de l'univers...
Chantsuko demeure sceptique. Se grattant la mâchoire, elle demande :
— Mais... s'il était nécessaire de l'utiliser pour, disons... survivre ?
— Bien sûr, sourit Tomasz. En cas de nécessité absolue, la Faille sera notre salut.
Satisfaite, Chantsuko hoche la tête. Elle se sent calme, parfaitement sereine. Tomasz est confiant – comme toujours. Sa foi invincible, rayonnante, contagieuse, réconforte jusqu'à la plus farouche des âmes. Dans ses yeux où tournoient des éclats bleu-vert, brûle une ardeur immuable. Elle est là, solide, vive, puissante. Immortelle. De tout temps, elle a vécu et survécu, là, logée dans les pupilles qui fixent l'avenir sans ciller. Chantsuko frisonne ; son cœur s'emballe. Tomasz réussira à accomplir son dessein, à anéantir le Mal. Elle le voit dans son regard, ce regard plein d'espoir obstiné. Puisqu'il aime tant les êtres humains, il doit détruire la cause de leur souffrance. Et ce, même si cette splendide espèce, à la fois martyre et bourreau, est l'agneau meurtri à l'origine de sa propre blessure.
VOUS LISEZ
Le Sens
FantasyÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...