⚠️ sang
***
Ses doigts tremblent. Les nerfs agités, l'esprit à vif, Yuna relate les derniers événements qui ont bousculé Xhiem Panhg. Elle retrace l'Histoire dans son carnet, cette histoire tragique qu'ils écrivent tous ensemble, là, maintenant, en cet instant précis où tuer, c'est survivre. L'encre ? Il n'y a pas d'encre pour inscrire le présent. Seulement le sang. Le papier ? Non plus. Il n'y a que la terre, la terre qui boit cette eau vermeille jusqu'au dégoût. Yuna lève sa mine de plomb, réfléchit à ce qui viendra après... Qui vaincra ? Qui vivra ? Quand se terminera la guerre ? Comment se terminera la guerre ? La femme sait. Entre les battants de l'avenir, elle entrevoit le dénouement avec netteté. Yuna interrompt son ballet graphique et clos son journal. Puis, la boule au ventre, elle étend ses jambes qui lui servaient d'écritoire. J'ai échoué... et maintenant, tous dégustent le fruit de mes erreurs.
La Zu'Hang se redresse. Ses yeux rencontrent alors la peine, la souffrance, la détresse, que quatre lanternes éclairent de leurs halos jaunâtres. Yuna avale sa culpabilité. Si j'avais convaincu l'Autorité Clanique... Si j'avais trouvé des preuves... Elle digère mal ce sentiment. Âcre. Amer. Nous n'aurions pas perdu notre Empire... Nous n'aurions pas à perdre cette bataille... À même le sol de pierre, allongés comme des animaux, les blessés gémissent, pleurent. Ils se tordent, leurs figures déformées par la douleur physique et les affres des combats. Yuna ne s'en émeut pas. Elle s'est habituée au spectacle. Déjà , oui... Comment pourrait-elle s'apitoyer sur cette tragédie ? quand la guerre fait tant de morts et d'orphelins.
Dissimulant son carnet sous son plastron, Yuna s'approche d'une soldate pour lui refaire ses bandages. Elle s'applique, évidemment, mais sans y mettre un brin de compassion. Ensuite elle s'accroupit auprès d'un infirme afin de l'abreuver, puis se penche vers un autre pour panser ses plaies. Et le tour continue. Yuna étale des baumes, apporte des pots de chambre, nourrit, écoute, réconforte... L'enfermerie improvisée – ancienne réserve d'armes – accueille une vingtaine de blessés et s'avère déjà comble. Chacun a tout juste la place d'étendre ses membres.
— Dame Yuna ?
L'interpellée se retourne et s'étonne de se retrouver face à Maomi. Elle n'a ni entendu coulisser la porte de bois, ni perçu les pas de l'adolescente glisser sur la pierre.
— Tu es de retour, constate-t-elle à haute voix.
— Oui, vous aviez raison, poursuit la jeune fille en xhiemen par-dessus les respirations sifflantes des estropiés. Dinh-Ro est revenu.
À l'évocation de son camarade, Yuna rougit. Son pouls s'accélère, galvanisé par la colère, et ses muscles se tendent comme prêts à en découdre. Malgré elle, la Zu'Hang serre son poing libre et contracte sa mâchoire. Devant elle, le petit visage plat au-dessus d'épaules menues bat des cils.
— Euh... Il vous cherche. Euh, cherchait ! Je lui ai dit de vous attendre.
— En quel endroit ?
— Sur le parvis de la Porte 2.
Yuna inspire, tente de se tranquilliser. De toutes ses forces, elle repousse les sentiments qui bouleversent sa raison. Alors, en quelques secondes, elle parvient à se réaligner avec la paix. D'un geste serein, presqu'autoritaire, elle remet à l'adolescente le seau qu'elle tenait dans sa main droite. Puis elle remercie sa cadette de l'avoir averti du retour du soldat.
— Merci à vous, Dame Yuna. De m'avoir remplacée.
— Veille bien sur les infirmes, réplique l'aînée en plongeant sa paume dans le seau.
Elle y attrape un bout de pain noir, dans lequel elle mord, avant de se diriger vers la sortie. Sur le seuil, Yuna récupère son casque à pointe, son sabre et sa gourde. Cette dernière est à nouveau remplie de baljjan – la boisson des guerriers. Loin de posséder la seule propriété de raviver une mémoire amputée, le baljjan a aussi la particularité de stimuler l'instinct, d'accroître – pour un temps – les réflexes du soldat qui y a trempé les lèvres. Yuna hume le parfum sucré du breuvage, qu'elle sirote ensuite jusqu'à sentir la brûlure dans sa gorge. Puis, sans un ultime regard pour la jeune Maomi ou pour les mutilés de guerre, elle quitte l'enfermerie.
Dans la salle attenante, les portraits dessinés, figés, cloués sur chaque parcelle du mur en bois, l'épient. Mais Yuna avance sans y prêter attention. Elle sait. Elle les a déjà étudiés. Elle a contemplé l'image de sa fille et remarqué sa propre figure d'encre noire parmi les portraits, et maintenant... tous les visages sont éclaboussés de sang. Les traits des membres de son Clan, de sa famille, sont exposés, maculés, bafoués comme des criminels... les criminels qu'ils sont devenus. Encore une conséquence de mes erreurs... Yuna presse le pas. Sa démarche militaire, déterminée, l'emmène à l'extérieur du poste-frontière.
Dehors, un immense bûcher consume les morts. Corps ennemis et corps alliés. Il n'y a plus de différence. Les flammes trouent l'obscurité, flamboient dans la nuit, révélant les stigmates de la bataille. Le mur d'enceinte qui cerclait les postes-frontières est en ruine. Des bâtisses qui peuplaient la cour, il ne reste que des lambeaux, des pans de murs branlants, des colonnes tombées et des toits effondrés. Seul le bâtiment que vient de quitter Yuna est intact. La Porte 1. La Porte qu'ils ont préservée. La Porte qui abrite et protège encore la PIS menant à Roqk. Les trois autres failles sont exposées, nues. Leur cœur de poussière tourbillonne furieusement, absorbant les silhouettes rompues de ceux qui abandonnent Xhiem Panhg pour une terre sans guerre. L'ordre a été donné. Les Zu'Hang et leurs alliés doivent quitter l'Empire. Renoncer. Fuir.
Qui vaincra ? Eux. Qui vivra ? Seuls les plus chanceux. Quand se terminera la guerre ? Dès que nous aurons quitté Xhiem Panhg. Yuna se hâte de rejoindre son camarade. Nous partons aujourd'hui... Et il n'y aura pas de retour en arrière, pas de reconquête... C'est fini. Les Zu'Hang ne reprendront pas leur Empire. Jamais. Car de simples humains ne peuvent rien contre le pouvoir des obkrycs.
VOUS LISEZ
Le Sens
FantasyÉtouffé par l'ennui, Layth, jeune poète, veut changer la trame de sa vie. Lorsqu'il rencontre Paole, dessinateur talentueux et mystérieux voyageur, il saisit l'opportunité qui se présente à lui ! Tous deux embarquent pour un périple khométéen, trave...