17. La guerre (1/2)

13 3 10
                                    

⚠️ sang, mort

***


Volée de marches. Là, un angle droit. Ici, un croisement. À gauche ? Nouveau couloir aux murs tapissés d'histoires... Tourne ! Nouvel escalier, hâte, battants à pousser... J'allonge mes foulées. Paole, Tomasz et Chantsuko filent, s'aventurent dans le labyrinthe du palais avec la confiance qui sied à ceux qui savent. Je les suis de mon mieux, m'efforce de garder le rythme, malgré mon souffle épuisé. Il m'abandonne peu à peu... Mes poumons, bon sang... Dans les corridors du palais, les petits pas des domestiques animent le silence. Nous croisons des âmes que nous regardons à peine. Nous sommes des courants d'air. Chacun va à sa mission, se précipitant immanquablement vers son destin.

— Par ici, intime Tomasz, en tête de groupe.

— Le passage le plus sûr pour quitter le palais est de l'autre côté, proteste Chantsuko.

— Je sais, Chuko. Mais il me faut récupérer mes affaires.

Il lui sourit puis accélère l'allure.

Une autre kyrielle de couloirs et Tomasz disparaît derrière un panneau de bois coulissant. Au même moment, les cloches explosent, retentissant à nouveau dans tout le palais et me paralysant les nerfs.

— Tomasz ! hurle Chantsuko en cognant contre le battant. On n'a plus le temps ! Les Zu'Hang...

Mais elle n'achève pas sa mise en garde. Le panneau a glissé une seconde fois pour révéler le passage. Le jeune homme ressort de la pièce, une besace à l'épaule et une épée à la ceinture.

— Allons-y.


Je n'ai pas couru si intensément depuis la fuite du poste-frontière... Les corridors défilent, les marches se succèdent, les galeries s'enchaînent, dans un décor incroyable et embrouillé. Bon sang, je n'ai plus le temps de contempler ! Les autres me distancent... Nous courons tandis que les cloches continuent de s'acharner contre nos tympans. Sans même ralentir pour reprendre notre souffle, nous parcourons le palais, dépassons les domestiques, croisons les gardes xhiemens... Le chaos s'amplifie. La tragédie approche... Et puis je reconnais le hall d'entrée, le magnifique vestibule que nous devons traverser pour rejoindre une autre aile de la demeure impériale. L'aile du salut.

— À l'aide ! Pitié, à l'aide !

Je me statufie. Impossible d'esquisser un mouvement désormais... Mes yeux cherchent, cherchent désespérément, la source des cris.

— C'est un supplice... Aidez-moi ! Pitié !

Paole, Chantsuko et Tomasz se sont également arrêtés. L'origine des pleurs, de la détresse, est un pauvre tas de chair ensanglantée... Les membres font des angles invraisemblables lorsqu'ils ne sont pas disloqués... Un frisson de dégoût m'envahit ; je détourne les yeux de l'horreur que cet homme a subi... Tomasz, lui, s'approche, le visage figé en une expression concernée, inquiète.

— Il faut que j'apaise son tourment, explique-t-il.

— Pitié... agonise le blessé. Ils sont là... Ils sont juste derrière ces portes...

Je m'approche de la géante de cuivre, le cœur tremblant, l'esprit pervers. Une étrange curiosité me tenaille le corps... Comme s'il me fallait voir plus de l'immonde carnage pour y croire davantage. Tant d'horreur ne peut pas exister... Malgré-moi, je progresse. J'avance vers la porte à contre-courant de ce que me dicte ma conscience.

— Layth ?

Paole tente de me retenir.

— Pitié... Aidez-moi...

— Je suis là... Vous n'avez rien à craindre.

— Layth... ? Qu'est-ce que... ?

— À l'aide ! Sauvez-moi.... Pitié, sauvez-moi !

— Oui. Je vais vous délivrer, affirme Tomasz. Vous ne souffrirez plus. Plus jamais.

Pendant un bref instant, un éclair de métal recouvre l'enfer des cloches. Tomasz a dégainé son épée.

— Tout malheur connaît sa fin, déclare-t-il.

Je pose mes mains moites sur les battants de métal...

— Merci...

Un dernier sanglot.

— Tomasz !

Dans mon dos, le fer s'abat. Au chant de la lame suit un râle d'éclaboussure.

É-cœu-rant.

— Layth, non !

Trop tard. Les battants de cuivre sont écartés. Vous me dégoûtez... Mes yeux se mettent à brûler à la vue du paysage entaché. Le Clan Zu'Hang a franchi la muraille. L'horizon, libéré de son voile gris, déploie son azure prétentieux. Dans un coin du ciel, Qadys brille de tous ces éclats, comme riant du massacre, comme moquant le sang qui macule désormais l'escalier. Des corps, des membres, des vies, sont éparpillés sur les marches de l'infini... Rouge, vermeille, la vue des traînées de sang me compresse les intestins. Métal contre métal, les armes se rencontrent et entaillent les chairs vulnérables. Les assassins progressent, gravissant la pierre en éliminant les gardes xhiemens, les gêneurs. La défense impériale faiblit... On me tire en arrière par un pan d'habit.

— Ma parole, Layth ! Vous êtes complètement stupide !

J'essuie d'un revers de cape les larmes qui perlent à mes yeux tandis que j'entends les portes titanesques se refermer.

— Ne restons pas là ! Il faut...

Les portes explosent. Le souffle nous projette violemment contre le sol. Par réflexe, je me recouvre la tête avec les bras pour la protéger des débris de métal qui pleuvent sur nous. Mes oreilles bourdonnent, mon cœur cavale... Respire... Le brouillard s'épaissit devant mes pupilles et s'infiltre dans mes poumons... Je tousse, je pleure, je tremble... Respire, respire... Mais je ne peux pas rester là... Respire ! Je ne peux pas rester à découvert, à portée du danger... C'est mon instinct qui le dit, qui le crie. À plat ventre, sourd et aveugle, je rampe, éraflant mes membres sur les copeaux de cuivre qui jonchent le hall impérial dévasté. Courage, Layth... Je m'efforce d'avancer, de lutter contre la douleur, de lutter contre le désespoir qui me supplie de m'arrêter, contre la toux qui me brise les côtes, contre la fumée qui me brouille les yeux... Je m'efforce de continuer... je rampe.


Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant