5. Le départ

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Comment écouler le temps quand ce dernier s'égoutte trop lentement ? Comment gaspiller cette denrée précieuse lorsque la patience faiblit ?

Au lieu de rendez-vous, tandis que la nuit cède timidement sa place au jour, j'attends. Appuyé contre la pierre tiède, besace à l'épaule et les pupilles vissées à ce mot abscons, inaccessible à mon esprit obtus, j'attends. Innovatrice... Je dissèque le terme, le déconstruis syllabe à syllabe, lettre par lettre, afin de saisir ce que le monde me cache. Impossible de percer le secret. Frustré, je jette un œil au ciel qui perd chichement de son encre noir. Pourquoi le matin ne vient-il pas lorsqu'on l'espère ? L'ennui grignote ma quiétude agitée. Je travaille alors à me persuader que, dans quelques instants, Qadys daignera se lever. Oui, dans un petit moment, Qadys dispersera les ténèbres qui obstruent le ciel.

Pour distiller le temps, j'avais entrepris de m'épuiser dans les grandes rues de Phoros, de marcher au gré du hasard dans les avenues sales aux haleines pestilentielles, de trainer des pieds dans les boulevards grouillants de monde et de boues, de me perdre entre commerces nouveaux et poussières d'antan. Errer dans cette ville terrible où l'horreur côtoie le sublime... Comme un adieu silencieux à la cité de mon enfance. Une heure était passée avant que je ne me sente submergé d'une bouillasse solide de sentiments écœurants. Mélancolie. Visqueux. Culpabilité. Amer. Regret, colère crainte angoisse-solitude-déception. Toxique. Au lieu de rendez-vous, les maux se sont estompés, laissant seulement place à l'espoir de trouver le sens. Je ne respire désormais que pour cette quête exceptionnelle.

— Mes salutations, monsieur Layth ! Vous êtes en avance.

Paole apparaît dans la venelle, paré d'un pourpoint vermeille compliqué de motifs dorés. Une cape violette sur les épaules, un bas ample de même teinte et son grand livre à dessins porté en bandoulière, il s'avance vers moi. Je salue l'artiste d'une grimace aimable, tandis qu'il esquisse un sourire chaleureux.

— Êtes-vous prêt pour le périple de votre vie ?

— En vérité, Paole... j'ai toujours été prêt, je crois. Comme si, toute ma vie, j'avais espéré ce départ.

Son sourire déborde. Je ne saisis pas pourquoi.

— Brillant, monsieur Layth ! Brillant. Eh bien, si tout est en ordre... Allons-y.

Aussitôt, je le questionne du regard. Il comprend immédiatement et, tout en se mettant en marche, il répond à mon interrogation muette :

— Au port, mon ami. Nous nous rendons au port afin de quitter la bullite.

Une vague d'étincelles épouse mon corps. Arpenter la campagne ? Oui. Sillonner d'autre villes ? Oui. Visiter le royaume – surtout pour affaires ? Évidemment. Mais franchir les frontières ? Traverser des Portes ? Plonger dans une faille ? Quitter la bullite ? Jamais. Le cœur s'emballe avant l'esprit. Respire. Mais la panique est plus forte que le souffle. Elle embrase tout. J'emboite le pas au dessinateur, un feu bouillant au fond du ventre.


Une cohorte de marins se presse sur les quais de Phoros. L'agitation vibre dans l'air comme un orage. Femmes et hommes se préparent pour leur voyage. L'embarquement n'a pas de visage. Ni âge, ni genre, ni sexe. Tout le monde finit par partir. Ou presque. Des enfants courent, cordage en main ou bourse à la taille. Ils chargent des navires ou enlacent leurs parents. Les vieux capitaines braillent leurs ordres ; des accents merveilleux enrichissent leurs langues. Certains se défient ; d'autres s'étreignent. Des jeunes femmes, habillées comme des hommes, poussent des tonneaux ou montent sur les bateaux, fer à la ceinture. L'aube est là. Le bruit est dense. La population joue une musique rythmée et violente, qui s'articule dans la sueur et l'effort. Je note à peine le parfum salé de la mer, tant le mouvement me transporte.

— Par ici, m'indique la voix onctueuse de Paole.

Je me raccroche à sa silhouette mauve. Cette dernière s'immobilise devant une grande femme à la peau cannelle, adepte du couvre-chef à plume. Elle sent le rhum et l'agrume. Délicieux.

— Mes salutations, Bonny Read, dit Paole en langue commune.

— Tu es venu, rétorque la navigatrice en ricanant. Je tenais à le voir de mes yeux. Je ne suis pas déçue !

— Je ne manque jamais à ma parole.

— Grand bien te fasse, yinguya. Mais je ne sens pas encore le poids de ton or entre mes doigts.

Se disant, elle nous présente sa paume.

— Deux passagers : quatre pièces d'or, poursuit la femme. Ou bien cent vingt lunions. Si ce sont des pièces d'argent que tu m'apportes.

— Monsieur Layth ?

Je sors aussitôt de mon rôle passif de spectateur pour devenir acteur de la scène.

— Comment ? articulé-je à l'attention de Paole.

— Les pièces.

Je le regarde ébahi, saisissant promptement ce qu'il attend de moi. Embarrassé par ma naïveté blessée, j'extirpe quatre lunes d'or de l'aumônière à ma taille avant de les donner à la dénommée Bonny Read. Un arrière-goût rebutant patauge dans ma bouche pâteuse.

— Quand quittez-vous Pyndare ? interroge l'artiste sans plus se soucier de moi.

— À l'instant, répond son interlocutrice. Embarquez et nous levons l'ancre.

— Brillant.

À la suite du capitaine de La Brayeva Victa, Paole franchit la passerelle qui mène au navire. Le bâtiment est immense. Un véritable mastodonte des océans aux trois mâts immaculés.

— Alors, Laythargie ? m'apostrophe Bonny. Vous montez ?

Le surnom chatouille ma fierté, mais je m'exécute sans riposter.


L'ancre abandonne les eaux alors que les marins se préparent au départ. Ils s'affairent sous les ordres du maître de manœuvre, un homme froid aux manières sèches. Je me coupe du ballet laborieux de l'équipage pour m'appuyer contre le bastingage. Les flagrances et le vent sont fort agréables. J'abaisse un moment les paupières pour en faire profiter mes sens. Respire. Lorsque j'ouvre les yeux, on a déployé les voiles.

L'immense frégate, déterminée, têtue, se dirige droit vers la faille – une béance absurde en pleine mer qui tord les eaux en un vortex d'écumes. J'ai peur. La sueur caresse mon front, mes tempes, mes joues... Mes mains sont moites, trempées, et elles flageolent autant que mes pieds. Je m'accroche au parapet, tout en observant la Porte Intrasystème – la PIS – se rapprocher. Tétanisé. La Porte ? Un tourbillon. La Porte ? Une fissure, une blessure, dans laquelle le navire cherche sciemment à s'engouffrer. Pourquoi ? Pour quitter cette bulle – ce monde-partiel –, pour quitter Pyndare et débarquer autre part. La nausée me liquéfie. J'essaye de contenir mon angoisse, ma bile...

— Préparez-vous ! hurle Bonny Read.

Son ton est puissant, mais serein par habitude.

— Repliez les voiles ! ordonne aussitôt le maître d'équipage. Faites tourner les hélices ! Zyranium au maximum ! Quant à ceux qui ne savent que faire de leurs dix doigts : attachez-vous !

La Porte ? Un pont entre deux terres de notre univers.

Le diamètre du typhon ? Extraordinaire. La bête pourrait aspirer un continent. C'est pourtant La Brayeva Victa qu'elle s'apprête à engloutir.



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