18. La Volonté

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⚠️ violences physiques, morts

***


Au cours de sa courte vie, chacun connaîtra au moins une guerre. De près, de très près. Ou de loin, voire de très loin. Parce qu'il y a toujours une guerre quelque part. Une guerre physique, organique, qui prend au corps et dégouline des chairs déchirées, pleines de sang, pleines de mort... Ou une guerre froide, muette et grave, où la passion est tacite et où les armes sont déguisées. On me l'avait dit un jour, un jour simple, innocent, posé quelque part à l'époque de l'enfance. Aujourd'hui, je constate la vérité. Je vois la guerre. De près. De bien trop près. Pire. Je crois que je la vis.

Peut-être quatre cents ou cinq cents combattants s'entassent et s'entre-tuent dans le hall en ruine. Des corps s'effondrent, d'autres envahissent à nouveau les lieux, comme une tragédie infinie dont les acteurs sont remplacés au fur et à mesure qu'ils disparaissent. Le chaos de bruits et d'odeurs putrides m'envahit, entre par les pores de ma peau moite. Je ne suis pas encore mort... Écho de la ferraille et des boyaux transpercés... La musique morbide me comprime les tripes, me compresse l'estomac... Ne pas vomir. Un frisson. J'avale ma bile avant de me sentir tiré en arrière. Paole.

— Courez, Layth !

— Que... ?

— Dépêchez-vous ! Venez !

Il a récupéré son énorme livre à dessin et se plie pour s'éloigner davantage de la mêlée dont nous sommes, pour l'heure, préservés. Il cavale vers une terre sauve, un couloir immunisé contre la violence, et je le suis. Je n'ai revu ni Tomasz, ni Chantsuko. J'aurais aimé leur dire adieu.

Un, deux, trois... Non... Nous n'avons pas le temps de fuir davantage que le corridor emprunté se trouve submergé à son tour. Quatre rebelles du Clan Zu'Hang ont fait de nous leurs proies. Nous ne sommes pas armés... Eux ont tiré leurs couteaux. Pourtant, la posture droite et les épaules redressées, Paole ne semble pas paniquer. Je ne sais pas... L'artiste respire le calme quand mon pouls s'agite, s'emballe plus fort à chaque pulsation. La sueur coule sur mon front, dans mon dos et mouille mes mains qui tremblotent. Incroyable... Alors que je me prépare à supplier pour ma vie, Paole extirpe un objet brillant de sa sacoche. Il le place sur sa tête et j'écarquille les yeux... Un diadème doré dépourvu d'ornement... Une relique couleur or qu'il brandit comme un bouclier. Un obkryc, bon sang... L'Obkryc de la Volonté.

Le dessinateur s'élance vers un premier Zu'Hang. Il esquive sa lame en exécutant des pirouettes, glisse, l'attrape par la taille et le renverse, basculant avec lui. Le choc abrutit un instant l'ennemi et Paole en profite pour poser deux doigts sur son front. Lorsque le Zu'Hang reprend ses esprits une seconde plus tard, il se redresse, bouscule l'artiste, puis retombe à genoux avant de trancher sa propre gorge... Bon sang... Je m'étouffe, chute, recule jusqu'à m'adosser contre un mur... Respire, Layth, respire ! Le cœur cognant de peur, je lutte contre le coma tandis que Paole se dirige vers un nouvel adversaire. Il lance ses poings et ses pieds pour attaquer, puis pare les assauts de l'autre avec ses avant-bras. Il exécute ses techniques de défense avec souplesse et précision. Il évite le fer, évite les taillades, évite et attaque... Puis, dès que l'occasion se présente, l'artiste touche le front du combattant. Aussitôt, celui-ci retourne son poignard contre lui-même et se transperce brutalement l'abdomen. Éclat de sang... Dégoût. Je crois avoir fermé les yeux. Encore deux. Ils accourent en même temps pour se débarrasser du gêneur, du tricheur. Ce dernier, malgré le livre et la besace qui alourdissent ses mouvements, parvient à s'extirper de l'enfer de la double attaque. Il se déplace rapidement, exécute des figures et distribue de puissants coups de pieds pour chaque frappe métallique manquée par ses assaillants.

Mes membres recroquevillés se décontractent légèrement lorsque, grâce au pouvoir de son obkryc, Paole parvient enfin à se débarrasser des deux derniers Zu'Hang. Couvert des éclaboussures du sang étranger, il revient vers moi, puis me tend la main. Quand je l'attrape, l'artiste s'écroule.

— Ma... tête... bégaie-t-il en portant une main chétive au diadème.

— Que...

Mais alors que j'essaye de comprendre ce qu'il désire me dire, une dizaine de rebelles conquièrent notre couloir. La panique m'enrobe tout entier. Je... ne peux plus respirer.

— Pa... Paole ? Les... Paole !!

Il semble m'entendre puisqu'il tente de se redresser. L'effort fourni marque durement son faciès livide... Je le soutiens dans son entreprise et nous nous relevons tous deux tandis que les Zu'Hang se rapprochent dangereusement de nos silhouettes affaiblies. Puis l'un d'entre eux ordonne quelque chose en xhiemen avant que les membres du groupe ne se dispersent. Certains font demi-tour, d'autres nous dépassent en courant et franchissent le seuil du hall pour mêler leurs lames à celles qui s'usent déjà dans les combats.

— Vous devrez le protéger, articule l'artiste... et le rendre intact à Tomasz.

— Quoi ?

— Layth, la fusion est trop rapide... Elle m'empêchera d'en vaincre un autre. Prenez ceci... et fuyez.

Il me tend son énorme cahier de dessins que je place sur mon épaule sans vraiment y prêter attention. Hébété, débordé, je ne peux décrocher mon regard de ses pupilles désespérées.

— J'en suis incapable, Paole...

— Layth...

— Je suis désolé.

Un seul corps nous fait face désormais, un corp de trop, casqué, musclé et muet. Pas à pas, il comble la distance entre son poignard et mon cœur paralysé. L'ennemi n'a pas besoin de ses camarades. Sûr de lui, il sait qu'il peut nous éliminer seul. Paole s'est effondré à nouveau. Il se tord de douleur en s'écorchant sur le sol. Les mains dans ses cheveux trempés, il hurle en essayant de s'arracher à l'emprise du diadème... Mais ce dernier ne cède pas. L'obkryc s'entête et s'enfonce de plus en plus dans le crâne aux boucles dorées... Il ronge le corps, se dissout dans la peau, brûle, fusionne avec l'être chétif et s'empare de sa vie... Quelle horreur... Je m'accroupis en retenant mes larmes et ma gerbe... Le Zu'Hang est là maintenant, menaçant, figé à nos côtés. Il prend son temps, savoure notre souffrance, puis se penche sur l'artiste. Inspiration... Les cris se tarissent. Les spasmes de Paole refluent. Expiration...

— FUYEZ, LAYTH ! Fuyez...

Mais je ne peux pas bouger. Impossible. Impossible de l'abandonner lui aussi... L'artiste ne lutte plus. La lame brillante prend son élan... et elle traverse la chair... elle... Juste là, juste comme cela... juste devant... NON. Non ! Non non non. Respire, Layth. Respire respire respire respire ressssss... Je... Paole... Au-se-cours... Larmes... Bile acide. Brouillard. Impossible... Éclair. Poignard à nouveau. Mort à nouveau. Je vais mourir aussi. Oui, bien sûr... je mérite de mourir avec lui... Meurs meurs meurs meurs meurs meurs meurs...

— Layth... ?

Comment... comment cette voix peut-elle m'atteindre, parvenir jusqu'au fond du gouffre dans lequel je me suis écrasé ?

— Layth Lemarchand ?

Qui... ? Comment... ? Je... La voix traverse ma souffrance, elle m'appelle... Alors je m'y accroche, m'y suspends, bancal, maladroit, mais l'enserrant de toute ma force fragile, pour qu'elle m'extirpe de ce puits de tourments... pour qu'elle me ramène vers la lumière.

Au travers du rideau de pluie qui inonde mes paupières, je perçois l'informe silhouette – personnification odieuse de la mort – du Zu'Hang qui me prendra la vie... L'assassin se plie à ma hauteur, puis glisse une main hésitante sur les contours de mon visage ruisselant. Je me dégage violemment et m'efforce de m'éloigner-m'éloigner-m'éloigner, de reculer le plus possible et de rassurer mon cœur tétanisé... En vain. Trois pas ; le tueur est devant moi.

— Epargnez ma vie, je vous en supplie...

— Lem, c'est moi, insiste sa voix.

Il retire son casque de guerre :

— C'est moi. Yuna.

Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant