23. Les absents

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⚠️ violences, sang, morts

***


La déception a vraiment mauvais goût. Paole et Layth ne sont pas sur les lieux du rendez-vous... Tomasz s'approche des gardes xhiemens, puis leur présente la perle violette qui brille à son cou avant de la replacer sous sa tunique. Les soldats s'écartent et Chantsuko retient un juron. Les battants de la Chambre des obkrycs sont écartés sur une pièce nue, complètement pillée. Des artéfacts dorés, il ne reste qu'un piètre souvenir. Oui, tous ont été dérobés, renforçant la mine affligeante de la salle en ruines. Les colonnes bleus aux chapiteaux rouge sang sont recouvertes de profondes entailles et tentent de résister à l'écroulement. Des milliers de morceaux de verre jonchent la pierre, craquelée par endroits, brisée ici ou là. Pourtant, ce qui embête réellement la Xhiemen, ce n'est ni le décor de cette scène accablante ni la disparition des obkrycs – sûrement entre les mains de l'armée impériale en cette heure critique. Ce qui frustre Chantsuko, c'est l'absence. Non pas que la Chambre soit dépourvue d'humains... De nombreux guerriers xhiemens occupent les lieux. Des femmes, des hommes, inutiles et à bout de patience. Qu'est-ce qu'ils foutent ? Enfin, cela n'intéresse pas réellement Chantsuko. Ce qui l'ennuie au plus haut point, c'est qu'aucun de ces deux stupides Pyndariens ne se tient sur ce palier désolé.

— Ils devraient être là, reproche Tomasz à un Paole absent.

— Peut-être qu'ils se sont trompés d'endroit.

— Paole ne commettrait pas cette erreur.

— Tu le surestimes.

Tomasz ne rétorque rien cette fois-ci. Il piétine, échauffe le sol de ses pas agités. Chantsuko sourcille. Elle ne lui connaît pas cette humeur. Tout calme dissipé, le visage doux de son maître semble plus âgé. Le front se plisse, le nez se fronce... Chantsuko aime cet air préoccupé – rare – qui anime les traits d'ordinaires si paisibles de Tomasz. Ce dernier joue avec la garde de son épée avant de se figer net comme statufié par le pouvoir d'un obkryc. Le flegme est revenu sans s'annoncer.

— Attendons quelques minutes, décide Tomasz, tout émoi envolé. S'ils ne se montrent pas d'ici-là, nous nous séparerons pour les retrouver.

— Tout ça pour ce foutu recueil de portraits...

— Je te l'ai déjà expliqué, Chuko. Sans ces dessins...

Mais il n'achève pas sa phrase. Comme sa disciple, il a entendu l'essaim de pas qui se dirigent vers eux, vers l'entrée principale de la Chambre des obkrycs. Âmes amies ? Lames ennemies ? Chantsuko ne parvient pas à le deviner. Alors elle imite son maître et se prépare. Tomasz dégaine sa lame ; Chantsuko sort ses poignards. Les gardes aussi ont changé de posture. La petite femme relève l'absurdité de leur présence en ces lieux désolés avant de se reconcentrer. Dans le silence lourd d'incertitudes, tous attendent les êtres qui ont envahi le couloir. Les foulées se rapprochent, puis les ombres se dessinent. Des vêtements hétéroclites, parfois brunâtres, souvent vert émeraude, des capes écarlates, des épées, des plastrons rouillés, des bottes trouées, des casques de bronze... Les Zu'Hang et leurs alliés. Aussitôt, la mêlée naît. Les gardes xhiemens sortent de la salle des obkrycs et se fondent dans le combat, gonflant les rangs de la ligne impériale. Chantsuko comprend alors deux choses : 1) les Zu'Hang espéraient s'emparer des obkrycs ; 2) l'armée impériale leur a tendu le piège parfait.

Une centaine d'hommes – amis et ennemis compris – s'affrontent sur le seuil inondé de sang. Chantsuko ne réfléchit plus. Elle agit. Ses lames dansent, tournoient, transpercent le fer et dévorent la chair. Elle se baisse pour éviter l'acier qui fend sur elle, puis se redresse et pare le prochain coup. Métal contre métal, les armes grincent... La femme repousse brusquement l'épée ennemie, se prépare, saute et envoie son pied droit dans la mâchoire de son adversaire qui s'écrase comme une masse. Chantsuko lui tranche la gorge et se retourne juste à temps pour bloquer la dague qui cherchait son dos. Jouant avec ses poignards, elle parvient à arracher l'arme au rebelle avant d'user d'une technique martiale pour l'immobiliser. Une fois sur lui, elle lui ôte la vie.

Le temps fait son travail et bientôt, le chant guerrier laisse sa place au silence funèbre. Tous les Zu'Hang de l'attaque ont péri.

— Quelle perte de temps et d'énergie ! s'offusque la combattante en rangeant ses poignards dans leurs étuis.

Absorbé par sa tâche, Tomasz ne réplique pas. Il applique un onguent sur les plaies d'un garde xhiemen ayant survécu à l'assaut. Celui-ci geint, les dents serrés, l'égo blessé... Ses camarades indemnes sont retournés se mêler aux combats tandis que lui... Finalement, Chantsuko se désintéresse de son cas.

— Pensaient-ils vraiment pouvoir dérober les obkrycs ? se moque-t-elle à voix basse. N'importe quoi... Ils oublient qu'ils ne sont pas sur leur territoire. Ont-ils seulement conscience de leur position ?

La femme enjambe un corps, marche dans une flaque de sang, puis reprend son monologue :

— Certes, ils sont nombreux. Plus nombreux que ce que nous pensions... Et ils progressent, c'est sûr... Ils montent dans les étages et assassinent de plus en plus de soldats impériaux... Mais ils font beaucoup d'erreurs, trop d'erreurs. N'est-ce pas, Tomasz ?

L'interpellé ne lève même pas la tête. Serein, tranquille, il range méticuleusement ses affaires – pot de terre et flacon de verre – avant de refermer sa besace. Il se redresse et aide le garde à se relever tandis que Chantsuko écrase une main inerte par mégarde, ce qui lui fait plisser le nez...

— Tomasz ? réitère-t-elle, lorsque le dégoût s'estompe.

— Je sais, Chuko. Je sais. Mais avant, nous devons absolument trouver Paole.

— Oui, oui, mais...

— Chuko.

Tomasz se détache du garde qui le remercie dans la langue de l'Empire. Puis il s'approche de sa disciple, un sourire confiant haussant les coins de ses lèvres :

— Nous allons nous séparer pour y parvenir. Faisons au plus vite, car il fera bientôt nuit. Et tu as entendu comme moi les ordres du prince Aroon. La nuit ne sera favorable à personne.

— D'accord.

— Nous nous retrouverons ici-même dans une heure.

Les muscles de la femme se crispent. Une heure ?!

— Et si... dans une heure... aucun de nous n'a trouvé le cahier ?

— Impossible, Chuko. Car nous ne partirons pas sans lui. Je ne peux pas partir sans lui.

La détermination de Tomasz déclenche un frisson dans le dos de Chantsuko. Elle le regarde, bouche bée, impressionnée par sa foi infaillible, immuable, immortelle. Desserrant les poings, la Xhiemen hoche doucement la tête. On va y arriver. Elle veut y croire. Elle veut y croire comme lui, aussi fort que lui... non ! avec plus de hargne encore. Certes, à cause des absents – ces deux abrutis –, ils ne peuvent pas quitter l'Empire... Mais ce n'est qu'une question de temps.

— Une heure, Chuko.

— Une heure.

Alors Tomasz se détourne avant de disparaître dans le corridor. Chantsuko grogne en partant dans la direction opposée. Une heure... Une heure à combattre, à se battre, à se débattre. Une heure de plus dans cet enfer – le chaos de la guerre. Une heure de plus à tenir, à tenter de survivre. Et tout ça à cause de lui ! Elle jure et grimace. Si je t'attrape, Paole... je te tue.

Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant