32. Les retrouvailles (1/2)

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⚠️ violences physiques, mort

***


Bon sang.

Je suis en vie.

Respire !

Je m'étouffe d'avoir inspiré trop fort...

Bon sang, je vis encore.


Le voile se déchire. Lumière. L'humidité de la cellule me coule dessus et se confond à ma transpiration. Je passe deux mains grasses sur mon visage, frotte mes paupières d'amples mouvements circulaires, puis me masse les tempes en clignant des yeux... hébété de ses sensations dépourvues de douleur. Je... Où... où est-elle passée ? La souffrance est absente, envolée, disparue. Étrange. Nul brûlure, picotement ou élancement... seulement un engourdissement général, une mollesse chronique des membres, des muscles et de l'âme. Je me redresse avec lenteur, l'étonnement ne cessant de pulser dans mon cœur. Je peux bouger à nouveau ! Les entraves sont brisées. Mais que m'arrive-t-il, bon sang ? Que... ? Le son me percute soudain. Des sanglots, des gémissements, des chuchotements... Les autres existences se télescopent à la mienne et je me souviens ne point errer seul dans cet univers de misère.

Non loin de moi, un prisonnier se masse les côtes. Il siège dans la poussière, le crâne lourdement appuyé contre le mur. Tout bas, il expire des mots incompréhensibles. À qui ? Impossible de le deviner. Il n'y a personne face à lui, il n'y a rien... seulement une flaque sombre où se reflète la lueur des flambeaux qui éclairent notre cage. Notre cage... Je constate l'extrême désolation de ces lieux hantés par la violence. Une violence terrifiante et ignoble... Je déglutis tout en poursuivant l'examen de cet endroit à la recherche du tortionnaire. Mais le bourreau n'est plus là. Je cesse de frémir. Un soupir m'échappe et mes muscles se détendent. De l'autre côté de la cellule putride, un captif somnole. Étalé dans la terre, inerte, il inspire et expire tandis que sa poitrine se soulève au rythme de sa respiration altérée. Le dernier d'entre nous se trouve adossé à la grille métallique... une grille ouverte sur la liberté. Que... que s'est-il passé, bon sang ?

— Comment te sens-tu ?

Sursaut. Mon cœur chavire tandis que le jeune homme derrière moi quitte les ombres et s'accroupit à mes pieds. Son visage calme, auréolé de mèches brunes, se tient à hauteur du mien, souriant, rassurant. Étrange comme la douceur qui émane de cet être m'apaise. Tomasz rayonne d'une telle vie, d'une telle chaleur, que l'émotion me pique les yeux.

— Je...

Une toux brusque m'interrompt. Il me faut cracher mes poumons à plusieurs reprises avant de pouvoir partager ma pensée :

— Je n'ai... plus mal.

Le sourire avenant du guérisseur s'accentue.

— Tu as bien de la chance, Layth. L'anti-douleur a mieux agi sur toi que sur n'importe quel autre de tes compères.

— Vous... vous avez soigné tous les prisonniers ? m'étonné-je.

— Uniquement ceux qui étaient sauvables.

Alors il pivote et, d'un léger mouvement de menton, indique le corps qui maintient le grillage ouvert.

— Quand je suis arrivé, l'un d'entre vous avait déjà succombé.

Son timbre est dépourvu d'empathie, de choc ou d'un quelconque trouble. Derrière ce comportement neutre, impavide, je saisis les rouages graisseux de l'habitude, ce mécanisme qui lisse tous les paysages de l'âme – même les plus sordides – au fur et à mesure que le temps passe. Oui... Au bout du compte, je crois bien que l'humain s'accoutume à tout...

— D'ordinaire, reprend Tomasz, ma concoction est efficace contre les maux les plus aigus. Mais elle n'est point aisée à réaliser sans les quantités d'ingrédients appropriées... Faute au manque d'euthium, par exemple, j'ai dû ajouter de la poudre de...

Il se censure, sourit encore, puis poursuit avec un brin de timidité dans la gorge.

— Mon jargon n'intéresse personne, n'est-ce pas ? Je dois néanmoins t'avertir, Layth. Je ne peux garantir que nul effet secondaire ne se manifestera.

L'angoisse infligée par ces mots me laisse pantois tandis que Tomasz se remet debout. Sa tunique bleue a bruni par endroit, terni de sang et de saletés. Sous son bras, il a calé l'énorme livre de Paole. J'en éprouve un intense soulagement : l'ouvrage de mon ami se trouve entre les mains légitimes. Enfin.

— Chantsuko n'est pas avec vous ? remarqué-je soudain.

— Je suppose qu'elle doit se trouver au deuxième sous-sol. À vrai dire, c'est elle que je pensais trouver ici.

— Autrement dit, quelle fortune – pour moi – que vous soyez tombé sur moi avant de tomber sur elle, n'est-ce pas ?

— En effet, admet-il.

Je déglutis un filet d'amertume avant de tenter de me lever à mon tour. J'ai soudain grand mal à respirer et un vertige me déséquilibre... Mon sauveur fortuit s'empresse de me soutenir tout en me recommandant de prendre garde à mon propre corps, d'éviter d'inspirer trop profondément, de me tasser ou d'esquisser le moindre mouvement brusque. Il me rappelle que, malgré une souffrance muselée, je suis toujours gravement blessé.

— Ton épaule gauche est profondément entaillée, Layth. Et tu as plusieurs côtes fêlées... au moins trois.

Les notes professorales distillées dans sa voix renforcent mon inquiétude. Je frissonne tout en me rendant compte que... j'ai froid. L'air humide de la geôle me glace les os. Puis, je sens la cape au contact direct de ma peau avant de constater que je ne porte rien d'autre que cette loque, ce semblant de couverture sur mon corps abîmé.

— J'ai dû découper ta chemise pour t'examiner, m'explique le soigneur en interprétant avec justesse mon air ahuri. Tu as un bandage à l'épaule et j'ai appliqué un baume sur les hématomes que tu as sur le torse.

— Merci.

— Sache également que la douleur reviendra. Pour l'instant, tu ne ressens rien, mais lorsqu'elle éclatera à nouveau, avale quelques gouttes du remède que j'ai glissé dans ta cape.

Sur ces indications précieuses, nous quittons enfin la cellule.

De l'autre côté des barreaux, allongé près de leurs pieds métalliques, il y a un homme. Celui-ci arbore une bavure rouge sur son vêtement... et un trou dans sa poitrine. Je me détourne vivement, luttant contre mon dégoût et l'envie de rendre mes tripes vides, si vides... Le cadavre est celui de notre bourreau. Haut-le-cœur. Dommage que sa mort ne puisse racheter les horreurs qu'il nous a fait subir...

Tandis que les prisonniers libérés gémissent dans notre dos, Tomasz et moi nous rendons aux escaliers de pierre. Brisées, les voix supplient. Elles nous appellent, mais nous nous soustrayons à leurs portées pour toujours... j'en suis désolé.



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