33. Paole

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⚠️ mort

***


— Tu m'accompagnes, Layth ?

Tomasz, fidèle à l'attitude que je lui connais, fait preuve d'amabilité, de tendresse et d'un aplomb si dense qu'il me désarçonne. Qui pourrait mettre en doute sa bienveillance, ou le sourire affable qui pétille dans ses yeux ? Pourtant, la méfiance sournoise qui rampe dans mon cœur ne m'a pas quitté... J'ai un drôle de sentiment, de ceux qui compressent la poitrine et altèrent la respiration. Je tente une inspiration... m'étouffe. Depuis mon réveil, mon souffle est différent. Faible, hésitant, indécis. Les inspirations tanguent, les expirations vacillent et s'achèvent en toux. La faute à mes côtes fêlées, d'après le soigneur. Ce dernier me tend une main pour m'aider à me relever tout en constatant de sa voix douce :

— Tu ne me parles plus.

Il se tient près de moi, dans le noir troublé seulement par sa lampe à lucioles. Lui. Moi. Deux âmes dans les ténèbres, dans le froid, dans la moiteur puante de la geôle... Deux âmes aux portes de l'enfer dans lequel a péri Chantsuko... Deux âmes liées, désormais... liées par la solitude. Il ne me reste que lui. Tomasz est le seul à pouvoir m'aider à partir, à quitter l'Empire pour toujours. Partir, s'enfuir... ? Maintenant ?Et Père... ? et les souvenirs... ?

— Je veux juste rentrer chez moi, Tomasz... Aidez-moi... je vous en supplie.

Ma voix n'est qu'un murmure, un crachat écrasé par des sanglots lamentables. Pourtant, Tomasz m'entend, puisqu'il réplique :

— Tu peux quitter le monde-partiel avec moi, Layth. Mais, ensuite, tu seras seul. Tu peux aussi quitter ce monde avec moi et rester à mes côtés. Je te protégerai.

— Pourquoi ?

Un sourire.

— Je pourrais avoir besoin de toi.

Dans la pénombre, son visage semble calme et sincère. Il attend que je prenne ma décision, évite de trop l'influencer. Je tangue, hésite... Et ce doute qui ne dévie pas... Je répète la proposition dans ma tête, l'interprète de toutes les façons plausibles, tente de déchiffrer quelques sournoiseries cachées... Mais il n'y a rien à décrypter. Il n'y a pas de sens sous-jacent, pas de message entourloupé, pas de piège.

Mon sauveur s'accroupit, pose sa lampe sur le sol avant de fouiller sa besace. Il en extirpe un cube de la taille de sa paume. L'objet rayonne, attrapant toutes les lueurs faiblardes de l'éclairage à luciole.

— Qu'est-ce que... ?

— Il s'agit de la Faille, m'interrompt le guérisseur. Cet obkryc permet de créer des PIS instables.

Impossible. La sortie de ces enfers se trouve juste devant mes yeux, ici, dans cette geôle croupie au-dessus de laquelle résonne la guerre... Un artéfact, comme il en existe des centaines et des centaines à travers l'Univers... et Tomasz détient celui qui nous sauvera... La Faille. Dorée. Puissante. Extraordinaire.

— Alors, Layth ? Tu m'accompagnes ?

Je ne sais pas. Je ne sais plus rien.

— Layth ?

Je l'observe tandis qu'il se penche pour ramasser le cube. Il le manipule avec dextérité avant de le reposer sur le sol un peu plus loin. Il revient vers moi et nous contemplons l'Obkryc. Celui-ci, activé à quelques pas de nous, flamboie de manière plus vive encore. Il scintille violemment et mon cœur s'affole. Il caracole dans ma poitrine, surpris, troublé, égaré. Je déglutis, essaye d'inspirer tandis qu'un rectangle ocre, chatoyant, se dessine dans les airs comme un cadre de porte. De l'autre côté de l'ouverture artificielle, au-delà de l'encadrement ambré et lumineux, flotte une brume grise, poussiéreuse, dans laquelle luit le cube.

Fascinant.

Terrifiant.

Paole ne verra jamais ce magnifique spectacle, dérisoire, plein d'espoir, où la lumière défie les ombres. Paole ne quittera jamais Xhiem Panhg. Là est sa terre désormais... Il n'aura ni urne, ni sépulture, ni rien... L'affliction engorge ma gorge. Je cille. Torrent sur mes joues. Respire, Layth, respire. L'artiste est mort seul, infiniment seul... éperdu dans la douleur d'un pouvoir qui l'a consumé. Je suis désolé, Paole...

— Qui... était-il pour vous ? articulé-je après un reniflement.

— Comment ?

Je toussote pendant de longues minutes avant de pouvoir réitérer :

— Quelle était votre... ?

Bon sang. Je tousse, m'étrangle. Inspire. Je parviens à rétablir mon souffle et poursuis d'une voix éraillée.

— Quelle était votre relation avec Paole ?

— Depuis trois ans, Paole travaillait pour moi. Il m'était d'une aide précieuse.

— Pour... pourquoi ?

— Il m'aidait dans mon projet.

— Quel projet ?

Tomasz sourit. Toujours le même sourire. Franc. Doux. Déterminé. Honnête.

— Je te l'ai dit, Layth. Il me faut reconstituer Dolguerra. Lorsque tous les fragments de l'Obkryc seront réunis, je pourrai enfin anéantir le Mal. Alors les êtres humains ne souffriront plus. Plus jamais.

Sans me laisser le temps de l'interroger davantage, le soigneur avance. Il se rapproche lentement du seuil de la Porte Intrasystème. Le brouillard s'agite, furieux.

— À cause de tes blessures, traverser la faille ne sera pas aisé pour toi, m'annonce le guérisseur en se tournant vers moi.

— J'imagine.

D'un geste sec, je balaye mes larmes, sèche mes joues. Voici l'heure de choisir. Il est temps de partir.

— Non, tu ne peux même pas imaginer. Quoiqu'il arrive, Layth, ne t'arrête pas. Qu'importe les doutes, qu'importe la souffrance. Avance.

— Je sais.

Je rentre chez moi.

— Dans l'intermonde, on ne peut pas s'entraider, insiste Tomasz.

Je vais me mettre à l'abri. En sécurité. Tant pis pour les souvenirs. Tant pis pour l'aventure.

Le cadre de la PIS continue de briller, illuminant les ténèbres de ses éclats dorés.

— Retrouvons-nous de l'autre côté, Layth.

— On ignore où mène cette faille, n'est-ce pas ?

— Exact. L'Obkryc nous conduit vers le monde qu'il désire.

Un frisson d'angoisse. Un choc à la poitrine. Deux mains moites. Respire, Layth. Inspire, expire. Inspire... Cesse de trembler, calme ton cœur. ... Allez !

Tomasz franchit le seuil de la Porte, s'engouffre dans la poussière. Je le rejoins. Puis il ramasse le cube et la lumière s'éteint.

Le SensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant