14 - Le marché de Rapand

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Li s'était réveillée de bonne heure afin de préparer les poteries rikas qu'elle avait confectionnées au cours du dernier mois. C'étaient de magnifiques objets et ils étaient fabriqués d'une manière assez particulière. Li utilisait la plupart du temps un grès noir mat ou une terre fine d'une couleur orangée, elle y ajoutait ensuite, dans de délicates proportions, de la poudre de fer. Elle y incorporait quelques fois des pigments pour rehausser les tons et, après les avoir habilement modelées, elle les plaçait dans son four à induction. Les intenses champs magnétiques cuisaient alors les poteries en chauffant le fer contenu dans la terre. Li avait ensuite le loisir de les peindre ou de laisser ses créations parées de leurs teintes d'origines.

Tous les mois la vieille femme se déplaçait jusqu'au marché de Rapand, un petit bourg attenant à Hir'dogu, elle chargeait alors l'ensemble des poteries dans de grands sacs qu'elle accrochait sur le dos de son vieux jangun, un cousin du bagali, à partir duquel on avait créé ce dernier. Ce matin elle avait décidé d'emmener Kaïton pour lui faire découvrir Rapand, lui qui ne connaissait que les grandes villes entièrement artificialisées et qui n'avait jamais mis un pied dans ce genre de petit village pittoresque.

Après que Kaïton eut fini son petit déjeuner sa grande tante lui demanda de venir avec elle vendre ses poteries à Rapand, il n'avait pas très envie, mais comme il n'avait rien d'autre à faire il obtempéra. Et puis, il se disait qu'elle serait contente s'il l'accompagnait.

Ils en avaient pour une bonne demi-heure de marche avant d'arriver au village. Ils marchaient lentement, les pieds enveloppés dans la brume matinale qui recouvrait les chemins. L'impact des pas du jangun dégageait un son plus doux que celui des sabots d'un cheval. Le bruit régulier emplissait l'espace, troublant le silence apparent de la forêt qui bordait le sentier de terre.

Cette promenade, l'allée, protégée par ces grands conifères noirs aux ramures irisées, cette brume envoûtante, et surtout, le faible soleil, Itomorie, qui nimbait le ciel de sa lueur claire et diffuse faisait remonter des souvenirs lointains de la mémoire de Kaïton. Il se rappelait de la dernière fois où il était venu avec ses deux parents, avant la disparition de son père. Ce dernier l'emmenait souvent se promener dans les bois, il semblait connaître les moindres recoins de la forêt. Il lui dénichait des terriers de musigs, qui sortaient alors en déployant leur collerette ornée de plumes chatoyantes. Quand Kaïton, nullement impressionné par le spectacle, s'approchait pour caresser le petit animal, celui-ci détalait sous les rires de l'enfant. Maintenant il s'en souvenait, il y était allé une fois seulement, avec sa grande tante et son père il lui semblait. C'était un gigantesque puits qui faisait battre son cœur à un rythme effréné, il ressentait de la frayeur mais également de la joie. La sensation fugace lui échappait, il ne se rappelait plus que de l'étrangeté de l'instant. Les adultes avaient ensuite échangé quelques mots, il n'y avait pas prêté une attention particulière fasciné par le flot d'énergie qui sortait des entrailles de la planète. Une petite larme s'échappa du coin de l'œil et glissa le long de la joue de Kaïton.

Il sortit de ses rêveries et vit que les arbres étaient plus épars, que quelques maisons avaient su prendre place aux abords du chemin. La forêt se faisait moins dense à la grande joie des herbes folles qui tapissaient la large plaine vallonnée. Plus au loin on apercevait Rapand qui émergeait de la brume. La vieille femme continuait d'avancer de son pas tranquille suivit de près par le jangun. C'est alors que le regard du jeune homme fut attiré par les ruines de Kerdogan. Sur une colline au large du chemin se tenait une imposante bâtisse dont la splendeur appartenait au passé. Le bâtiment était encadré de deux tours. L'une avait dû servir de nichoirs à une colonie d'angolis, d'adorables petits oiseaux, affectionnés en tant qu'animal de compagnie. L'autre, dont il ne restait que le premier étage, était sans doute présente dans un seul but esthétique, quoiqu'elle eût pu faire office d'observatoire, se situant en hauteur. En observant le bâtiment Kaïton se fit la réflexion qu'on devait y avoir une vue imprenable et splendide sur l'ensemble de la plaine, jusqu'à l'horizon.

Li le fit descendre de son nuage en lui expliquant ce qu'il aurait à faire pour l'aider à installer son étal. Il n'en avait pas grand-chose à faire mais bon, comme sa tante le lui disait souvent, ça ne pouvait pas lui faire de mal de l'aider un peu.

Les premières maisons du village se dressaient, encadrant le chemin. La ruelle, pavée de pierres d'un ton rosé faisait résonner le pas des nombreux bagalis et janguns, amenés par les marchands et les artisans, qui, comme Li venaient s'installer sur la place du marché. D'autres, qui possédaient leur propre magasin dans le village avaient sorti des tables faisant office d'étalage pour ce grand marché mensuel. Dans les étroites ruelles les quelques touristes venus observer la culture locale côtoyaient les simples paysans qui vivaient encore du travail de la terre ou les négociants venus remplir leurs vaisseaux de produits authentiques qui se vendaient à prix d'or dans les boutiques de luxe des cités planètes Proximapolis ou Okratum. Le centre du village voyait les étalages se monter sous les arcades de la rue principale. Kaïton aidait Li à décharger le jangun et à présenter de manière attrayante les poteries afin d'attirer l'œil du client.

Quand tout fut installé Li autorisa Kaïton à aller faire un tour du marché et même du village s'il voulait. Elle n'avait pas forcément besoin de lui pour vendre ses objets et elle sentait bien qu'il s'ennuyait à rester immobile en souriant aux premiers passants.

Il arpentait les petites ruelles en regardant les marchandises exposées par les artisans. Il trouvait étonnant que dans un si petit village s'organise un si grand marché. On pouvait trouver de tout, à chaque coin de rue on tombait sur des objets toujours plus extravagants, dont on ne pouvait souvent deviner l'usage sans le demander au vendeur lui-même. Certains artisans avaient monté, au-dessus de leurs emplacements, des tentes de tissus aux couleurs éclatantes sans autre but que d'attirer l'œil des badauds puisque la température était clémente et que les rayons d'Itomorie n'étaient jamais ardents sur Neoba. En sortant des ruelles passantes, Kaïton put observer les petites maisons typiques de la région telles qu'il avait pu en voir en parcourant Trundariv. À la différence qu'ici la base était construite en pierre rose ce qui donnait une ambiance plus claire et chaleureuse au village. En remontant un petit passage étroit entre deux rangées de maisons il déboucha sur une petite placette entourée d'arcades qui protégeaient du vent qui pouvait être violent lorsqu'il se levait. En face de Kaïton, à l'autre bout de la place se trouvait un temple, sans doute inter-religieux, car dans un petit village comme celui-ci on ne pouvait se permettre de bâtir un édifice pour chaque religion célébrée. On construisait alors un grand temple dans lequel chaque Ordre avait un espace pour célébrer ses offices. Ces bâtiments étaient la plupart du temps réalisés et décorés avec soin. Kaïton s'assit quelques minutes sur un banc en face de l'édifice pour le contempler puis repartit, continuant son tour du village.

Tandis qu'il retournait vers l'étalage de sa tante, son oreille fut attirée par une mélodie légère qui semblait provenir de la rue adjacente. En suivant la musique il parvint à une petite place, attenante à la rue du marché, sur le côté de laquelle se trouvait un clavioloniste interprétant une magnifique pièce à la confluence du style lisztien et de l'improvisation jazz, ayant survécu à la grande catastrophe au travers de quelques enregistrements et partitions. Kaïton n'avait jamais ni vu ni entendu cet instrument, un clavier déplaçait des cordes qui frottaient alors contre un archet en mouvement constant. La profondeur du son impressionnait Kaïton. Le musicien, maîtrisant parfaitement son instrument enchaînait alors un autre morceau démontrant sa virtuosité, tout en exprimant une magnifique mélodie, fluide, reflétant les émotions du clavioloniste. Quand il s'arrêta de jouer, seulement quelques minutes après, Kaïton décida de rejoindre l'emplacement de sa grande tante, tandis que les applaudissements retentissaient derrière lui. Il craignait d'être happé par le morceau suivant et de ne plus vouloir repartir.

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J'espère que vous avez apprécié ce chapitre sur Neoba. Merci pour votre fidélité !

Le sang des Numuris - I L'ArmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant