On pouvait encore apercevoir au dehors quelques lueurs du crépuscule. La tour d'en face était nimbée de l'aura bleuté des lianes luminescentes. L'ascenseur montait tranquillement alors que Muo profitait de la vue de la cabine vitrée. Il était éreinté, sa nouvelle mission était particulièrement stressante et il sentait la pression importante qui pesait sur les épaules de Laurène, sa supérieure. Il avait passé son après-midi, et une bonne partie de la soirée, à décortiquer les nombreuses simulations des stratégies les plus pertinentes que son IA personnelle avait élaborées. Il fallait étudier les risques, déceler les incohérences, intégrer à ces schémas rationnels les dérives liées au facteur humain. Les intelligences artificielles étaient d'une aide cruciale dans son travail, mais encore fallait-il comprendre et être capable d'analyser leurs rapports, et surtout, il fallait les faire progresser.
Il n'avait qu'une envie en arrivant à la colocation, s'affaler sur son lit et retrouver sa lecture du moment, Les chroniques de Farah Dunne. Il salua Fraé, il ne vit pas Nuon qui devait être dans son bureau. Il n'était pas tôt. Il serait bientôt l'heure du dîner, mais Muo avait terriblement envie de retourner à sa lecture. Il avait besoin de cette échappée du quotidien. Il aimait comprendre aussi. Comprendre d'où venait le monde dans lequel il était né, dans lequel il vivait aujourd'hui.
Il avait commencé l'ouvrage la semaine précédente. Farah avait d'abord mené une carrière brillante en recherche génétique dans les meilleures universités terrestres. Elle était arrivé sur Mars à l'âge de trente trois ans, un an et demi avant la grande catastrophe. Il trouvait cela drôle qu'à cette époque, une personne de trente trois ans soit considérée comme un adulte. Aujourd'hui elle aurait été regardée comme une débutante sans aucune expérience de la vie, ayant à peine quitté les bancs de l'université.
Muo venait de finir ce passage triste et désespérant au cours duquel Farah s'opposait de toute sa conscience à la décision de créer de nouveaux humains grandissants dans des utérus artificiels, qui par ailleurs, seraient modifiés, améliorés disait-on. Elle avait été quelque peu marginalisée au fur et à mesure que cette idée était acceptée par la population de la station martienne.
Il entamait à présent un passage tout à fait intéressant où la généticienne dépassait cette opposition apparemment stérile. Elle réfléchissait alors aux conséquences que pourraient avoir la soi-disante miraculeuse amélioration génétique de nombreux nouveaux-nés. Le narrateur racontait les changements qui s'étaient opérés suite à la première grossesse de Farah. D'un côté il semblait qu'elle avait accepté qu'elle ne pourrait rien changer à la décision qui s'était prise. Elle voyait plus loin. Durant cette période Farah avait eu de nombreuses réflexions qu'elle avait consignées dans de nombreux carnets. L'auteur des Chroniques avait retranscrit la plupart de ces grandes idées, entrecoupées de passages explicatifs et contextuels.
Une réflexion l'avait particulièrement intrigué. Farah y faisait référence au vingtième siècle après Jésus Christ, une période qui semblait bien sombre d'un point de vue historique et dont on était loin de tout connaître :
Je pense toujours au futur de ma fille. Je pense au monde qui la verra grandir, à ses dérives surtout. Il suffit de regarder l'histoire du vingtième siècle pour se rendre compte des folies vers lesquelles nous nous dirigeons. Je crains que l'eugénisme nous rattrape bientôt. Tout n'est pas perdu. Militons pour la diversité et peut-être l'humanité s'en sortira à bon compte.
Les explications du narrateur n'apportaient pas grand-chose à Muo, il avait lu une part importante de la littérature sur l'époque et connaissait bien le contexte. L'Histoire avait la particularité d'être enseignée dans les cursus d'enseignement généraux en Irlande au vingt-et-unième siècle, ce qui expliquait certainement les références de Farah Dunne au siècle précédent.
VOUS LISEZ
Le sang des Numuris - I L'Arme
Science FictionLa première station martienne autonome perd tout contact avec la Terre. Sa responsabilité : faire perdurer l'humanité. Plusieurs millénaires plus tard deux jeunes adultes, Neutriss et Kaïton devront faire face à leur destin pour éviter au monde une...