43 - Le vent de l'abîme

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Résumé des chapitres précédents :

Kaïton continue son périple au milieu de la montagne, guidé par Nilrem. Il ne sait pas où il va, se questionne sur son destin, mais sait qu'il est sur le bon chemin. Il apprivoise la mémoire de Li, il progresse dans la maîtrise.

Kaïton était fier. Ce matin, lorsqu'ils avaient levé le camp, Nilrem lui avait parlé de la maîtrise, qu'il le trouvait étonnant et qu'à présent il comprenait peut-être ce que les Numuris avaient voulu lui dire. Kaïton lui avait expliqué ses origines, la spécificité de son ascendance, de la règle qui faisait que jamais ils n'avaient été plus que deux dans la même génération et de nombreuses autres choses qu'il avait appris au contact des souvenirs anciens. Nilrem s'était montré plus loquace, intéressé.

Ils avaient ensuite bien avancé. Nilrem avait expliqué qu'ils atteindraient bientôt le dernier col, après ils suivraient la vallée pour atteindre la forêt.

Alors que ses pas suivaient ceux du guide, le jeune homme repensait à l'expérience qu'il avait vécu la veille au soir.

Il s'était assis sur la mousse devant le Kam Numuris. Il avait fait le silence en lui-même. Malgré l'excitation de savoir le voyage bientôt achevé, il s'était concentré sur sa respiration, sur les flux rayonnants du Kam Numuris. Il était synchronisé sur les pulsations. Il sentait qu'il était en rythme avec les quelques arbres et buissons aux alentours. En rythme avec la vie du sol. En rythme avec le vent, la douce bise. Avec la brume naissante de l'humidité du sol.

Il écoutait, et entendit. Li venait à lui. Sa grande tante venait à lui mais ne venait pas seul. Sa présence était la plus marquée, mais derrière, il sentait quelques présences bien tangibles et une foule d'esprits anciens, flous, lointains. Il savait à présent rejoindre les souvenirs de sa grande tante. Mais alors qu'il réalisait que toutes ces mémoires étaient aussi gravées aux côtés de celle de Li, il fut saisi d'une grande appréhension. Risquait-il de se perdre dans tant de mémoires. Il connaissait bien sa grande-tante, mais pouvait-il faire confiance à ces inconnus, bien qu'ils aient été gardiens de cet objet en leur temps ? Que pourrait-il bien faire de tous ces souvenirs ?

Il parti à leur rencontre.

Le soleil n'était plus qu'un pâle halo derrière les collines. Les étincelles du grand feu devant lui rejoignaient les étoiles dans la voûte céleste. La mer calme, doux clapotement presque indiscernable dans l'obscurité. Il était assis sur un rondin de bois posé sur le sable. Il chantait. Ils chantaient tous, un cercle de quelques personnes, des amis, une célébration. Les voix résonnaient dans la nuit. Des mots inconnus dont le sens pénétrait peu à peu sa mémoire. Une mélancolie puissante, la supplique aux baleines de ramener un jour les âmes des êtres aimés perdus en mer. La joie d'une femme de retrouver la terre après de long mois à voguer sur l'océan. La sérénité d'un vieillard face à la dernière heure. Un moment de partage, des histoires portées par la vibration de l'air. Des histoires qui se perdent dans les volutes de fumée. Les visages changeant, dessinés par les ombres du feu. Le rayonnement de chaleur qui s'imprimait sur son propre visage, qui lui brûlait presque les yeux, hypnotisant.

Kaïton savait qu'il ne serait plus jamais le même. Il pouvait à tout moment vivre plusieurs vies, des expériences qu'il n'avait jamais faites, qu'il ne pourrait peut-être jamais faire. Il comprenait alors la crainte que pouvait inspirer cette lignée de gardiens.

Il avait compris à quel point sa vie serait menacée si le monde venait à savoir qui il était.

Une douce mélodie qui résonnait au loin le ramena à la réalité. Nilrem avançait de son pas régulier, égal à lui-même. Kaïton n'était pas sûr de bien entendre, mais il lui semblait distinguer un délicat jeu de flûte et comme le son profond et lancinant d'un cor qui se dissipaient dans le lointain.

Ils descendaient à présent. L'intrigante mélopée se faisait plus distincte. Les contreforts du massif se dessinaient jusqu'à l'horizon, formant un large arc de cercle entourant une forêt dense. À plusieurs semaines de marches à l'Ouest, il pouvait cependant apercevoir que la montagne se transformait lentement en de larges collines de prairie avant de parvenir à la forêt.

À ce rythme, ils auraient largement atteint la forêt avant la nuit. La végétation se transformait à mesure qu'ils descendaient, les parfums se succédaient. La lumière changeait alors que les arbres se faisaient plus haut, plus imposants. Lorsqu'ils s'arrêtèrent un cours instant pour se désaltérer, Kaïton remarqua qu'il n'entendait plus les flûtes mais des chants d'oiseaux, le grouillement des insectes entre l'humus et les feuilles mortes.

Nilrem ne disait rien, mais il semblait joyeux. Kaïton n'avait jamais osé questionné son guide sur la finalité exacte de ce voyage car il savait qu'il n'aurait qu'une réponse vague, si seulement il avait une réponse. Peut-être aussi qu'il redoutait ce que pourrait signifier la fin de ce périple. Il sentait que cette fin était proche.

La forêt se faisait plus dense, à tel point qu'ils avaient du mal à progresser. Nilrem semblait connaître un passage invisible aux yeux de Kaïton. Lorrsqu'il levait les yeux, il était impressionné par la hauteur des cimes. Il ne voyait plus le ciel. Il aurait dû faire sombre dans cette forêt, mais elle paraissait au contraire lumineuse, accueillante, vivante. De temps à autre, il remarquait un bourdonnement sourd et intense, mais qui ne s'approchait jamais trop. Cette forêt était différente, définitivement.

Soudain, un son pur et puissant résonna. Profond, mais clair, un souffle qui semblait provenir des entrailles de la terre, le vent de l'abîme. Un moment suspendu. Une note unique qui résonnait, dans le présent, indéfiniment. Puis d'autres sons se joignirent au premier, une multitude, des airs virevoltants.

Passé la stupeur, Kaïton repris la marche à la suite de son guide, qui lui, ne s'était pas arrêté. Ils marchaient en direction de la musique. Les basses profondes faisaient vibrer les entrailles des marcheurs. Kaïton sentait que la musique était tout entière rythmée par les pulsations d'un Kam Numuri, désormais tout proche.

Obnubilé par la musique, Kaïton n'avait par remarqué les dizaines de gros insectes noirs qui vibraient dans l'air autour d'eux, comme s'ils les accompagnaient vers leur destination. Il avançait, intrigué par ce qu'il allait découvrir, fasciné par la musique.

Au milieu d'arbres fourmillant de tirmillons se dressait un orgue, instrument majestueux, gigantesque. Il entourait de ses milliers de flûtes dressées vers le ciel le gouffre sans fond. Juste devant l'instrument, à la console, se trouvait la magicienne qui transformait le vent de l'abîme en musique céleste.

Nilrem s'était arrêté et Kaïton n'osait pas avancer davantage. Ils écoutèrent la musique s'élever, se développer, ralentir, se complexifier, puis doucement, s'évanouir.

La musicienne se leva de son siège et se tourna vers les deux visiteurs. Elle était nues pieds. Elle portait un large pantalon bouffant dont la pénombre ne permettait pas de distinguer la couleur exacte. Un long manteau noir couvrait sa silhouette. Puis Kaïton vit son visage, ses tatouages si caractéristiques. Il se souvint, il y a une éternité, avoir rencontré cette femme. Il la reconnaissait. Elle le reconnaissait.

« Soit le bienvenu Kaïton. »


Le sang des Numuris - I L'ArmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant