20 - Héritage

40 10 65
                                    


Kaïton poussait la porte de son modeste appartement, il avait eu de la chance de tomber sur l'annonce en rentrant de son travail, le premier soir. Plus petit encore que celui qu'il habitait à Nameöra, sur Kanwo, c'était plus une chambre qu'un appartement. Mais cela lui convenait.

Il avait déjà faim. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se diriger vers l'objet insolite qui occupait ses pensées depuis quelques jours.

Il examinait de nouveau l'étrange montre, il l'avait trouvée dans une des poches de la tunique que lui avait donnée Li, au moment de partir. Il avait été étonné, lorsqu'en fourrant ses mains dans les poches de fourrure synthétique, il avait senti un petit paquet au fond. Il avait découvert une enveloppe, signée d'Akira Tanenseï, un peu d'argent pour lui permettre de survivre quelques jours et surtout une magnifique montre.

Il l'avait alors observée et avait vite compris qu'elle ne servait aucunement à donner l'heure. En effet, si à première vu le mouvement des aiguilles paraissait régulier, il avait ensuite remarqué que certaines des aiguilles ne tournaient pas toujours dans le même sens. De plus, cette montre ne ressemblait à aucune autre qu'il avait pu voir. D'apparence simple et minimaliste, elle comportait six aiguilles : trois grandes et trois petites. À l'inverse du boîtier, plus qu'ordinaire, les aiguilles étaient d'une finesse et d'une élégance inattendue. Chaque paire d'aiguilles, composée d'une grande et d'une petite avait sa couleur. Deux aiguilles étaient d'un noir mat, tellement sombre qu'on aurait dit une brèche dans l'espace, absorbant toute lumière, ces aiguilles étaient lisses, triangulaires. Il y en avait deux autres, totalement différentes, toutes en rondeur, du même or que les étoiles, elles illuminaient de cet éclat, calme et posé des masses célestes. Et enfin, les deux dernières semblaient plus vives, sans doute par leur chatoiement, formées d'une multitude de faces, d'un argent si pur qu'il en resplendissait autant qu'un diamant scintille.

Ces six aiguilles, réparties sur deux cadrans selon leur taille, semblaient chuchoter un message à qui pourrait le déchiffrer. Kaïton était fasciné par la finesse avec laquelle la montre était sculptée. Le plus frappant était sa taille, pour un objet d'une telle majesté on aurait attendu un cadran presque de la taille d'une paume, or il était ici à, peine plus grand que l'ongle d'un pouce. C'est avec délicatesse que Kaïton reposa l'étrange objet dans l'écrin qu'il avait improvisé d'un sachet de tissu.

Il ouvrit l'un des rangements en hauteur, en sortit une boite. Il en prit quelques pastilles qu'il plongea dans une casserole d'eau frémissante qui chauffait sur la plaque à induction. Ici il n'avait pas pu se procurer de réhydrateur automatique. Il redécouvrait le temps que prenait les tâches du quotidien, le temps de préparer ses repas et de choisir sa nourriture. Dans son appartement ultra moderne de Nameöra, il aura à peine eu le temps de s'asseoir sur le canapé qu'une sonnerie aurait retenti, lui indiquant que le plat était prêt. Ici, il avait tout le temps de s'avachir sur son lit qui lui servait de canapé, de rêvasser, en attendant de déguster son repas.

Il y avait l'enveloppe signée d'Akira aussi. Il n'osait pas l'ouvrir. Il ne voulait pas savoir ce que recelait le message. Il n'avait toujours pas vraiment réalisé les événements des derniers jours. Il ne voulait pas croire que tout ce qu'il avait vécu était vrai. Qu'il ne reverrait plus sa grande tante Li. Qu'il ne reverrait plus Neutriss.

Il mangea son repas assis sur son lit. Il n'avait pas la place pour un vrai canapé ou autre fauteuil. Il aurait bien remplacé l'encombrant lit par un module de sommeil vertical, malheureusement il n'en avait pour le moment ni le temps, ni les moyens. Dès qu'il pourrait, il accéderait à un compte en banque sur lequel il avait mis des couronnes amgondes en réserve.

Il vivait comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar ces temps-ci. Il avait l'impression d'être une âme brisée, perdue au milieu de la Galaxie.

La veille, il y avait eu une petite cérémonie. Baltor Dünga était venu le chercher. Il n'avait pas posé de questions sur la disparition de Li Ernesis, mais Kaïton se disait que les interrogations ne tarderaient pas à affluer de toutes parts. Quelques proches de la vieille dame étaient là, devant la maison éventrée. Personne n'avait pu mettre au jour le corps de la grande tante. On l'avait portée disparue, ce qui, dans la culture locale était totalement différent de la mort.

Le prêtre du village célébrait. En ce lieu étrange le culte se vouait aux Numuris. Lorsqu'une personne disparaissait subitement, comme venait de la faire la mystérieuse Li Ernesis, on se réunissait autour du lieu de disparition. Après de longues prières, le cortège se dirigeait vers le Kam'Numuri le plus proche. L'assemblée psalmodiait des chants qui imploraient les Numuris de leur ramener le disparu. C'était un moment éprouvant pour Kaïton. Il se sentait si loin de ces étrangers, si étrange parmi eux, et pourtant il savait qu'il était sans doute le plus concerné par cette disparition.

Il sentait la présence, toujours ténue, insaisissable, des Numuris. Cette fois pourtant, elle se faisait lointaine, effacée par le chagrin. Le crépuscule s'achevait, de même que la cérémonie. Le prêtre s'avança, jusqu'au bord du Kam'Numuri. Kaïton pensait qu'il allait se jeter dans l'abysse tellement il s'en approchait. Au lieu de cela le prêtre sortit un petit sachet de sous sa cape, semblable à une bourse de pourpre. Il en saisit des cristaux d'un bleu éteint, et dans une litanie aux airs mystiques, il les envoya au centre du gouffre. Les fidèles répondaient aux paroles du prêtre. Les voix se mêlaient en une douce plainte. Bien loin de chuter droit vers le fond comme s'y attendait Kaïton, les cristaux se mirent à remonter, puis tournoyer sous la force du souffle chaud. C'est alors, que dans une myriade d'étincelles, les cristaux se sublimèrent en un voile de gaz mauve, qui monta vers les cieux en décrivant de larges volutes. La mélopée funèbre avait atteint son apogée. Elle semblait maintenant s'effacer derrière la pulsation du Kam'Numuri alors que les derniers fragments bleutés se dispersaient dans le ciel.

La pression retomba. On repartait chez soi. Kaïton, pensif, admirait la manière dont on symbolisait ici, la disparition d'un être cher.

Il avait fini son dîner. Un léger parfum acidulé flottait dans la pièce. C'était étonnant comment ce fruit qu'il venait de manger avait la même odeur que le parfum de sa nourrice. Des souvenirs lui revenaient. Il rentrait de l'école, il dessinait tranquillement, il voulait regarder un sensofilm, les aventures de Sacha, mais Eléanelle n'avait pas voulu. C'était à ce moment-là qu'il avait remarqué pour la première fois, consciemment, le parfum de sa nourrice. Cela ressemblait à la clémentine mais c'était plus léger, plus fin, il n'était pas arrivé à le définir et ça l'avait agacé. Maintenant il savait.

Le sang des Numuris - I L'ArmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant