Chapitre 2

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Les premiers rayons du soleil pénètrent la tente frêle et mon corps est réveillé par le bruit de pas près de l'entrée de la tente. J'ouvre les yeux et tourne ma tête pour contempler les autres esclaves sagement allongés. Erika se redresse également et un courant d'air frais me fait frissonner.

« Au travail, bande de fainéants ! »

Notre maître tape bruyamment dans ses mains et les corps se redressent lentement. Plusieurs morceaux de pain rassis sont lancés au milieu de la tente et je constate avec effarement que la précieuse nourriture est aussitôt attrapée puis dévorée par les autres esclaves. Erika secoue sa tête en signe d'impuissance et nous fixons le sol à présent recouvert de miettes.

« Ne t'en fais pas, tous les réveils ne sont pas aussi difficiles. »

Le ventre vide mais l'esprit rempli de questions, je me dresse sur mes pieds et patiente jusqu'à la distribution des tâches quotidiennes. À l'instar de la journée d'hier, un seau nous est présenté, à Erika et moi, ainsi qu'une poignée de graines que nous devons planter. J'accepte mon sort et le petit cortège d'hommes et de femmes se dirige vers les champs pour effectuer leur labeur. On entend les cordes frotter contre le sol puis les pas lourds fouler la poussière et herbes sauvages du campement.

Une fois notre parcelle atteinte, Erika et moi posons notre seau sur le sol à l'abri des regards des autres esclaves. Nos chevilles reliées laissent entendre un bruit de frottement à mesure que nous nous déplaçons entre les rangées d'herbes imposantes. Mes mains saisissent les tiges des végétaux à arracher et je retire les racines du sol par poignées. Je jette le tout dans le petit panier à ma droite et mon regard se pose sur une plante robuste, différente des autres. Erika sourit et devine ma question muette :

« Il y a sur cette terre des pousses qui sont bénies, et d'autres qui sèment la mort. La première est utilisée pour guérir les maux, et l'autre peut empoisonner le plus vaillant des guerriers. Celle plante appartient à la deuxième catégorie. »

Je hausse les sourcils et contemple la plante élégante, dotée de petits fruits ronds et sombres.

« Comment s'appelle-t-elle ?

— On la nomme la cerise du diable. Méfie-toi de cette plante : son apparence et même son goût sont trompeurs.

— Tu connais beaucoup de choses, depuis combien de temps es-tu ici ? »

Erika évite ma question et tourne le visage de façon à ce que je ne puisse pas voir son expression. Curieuse, je surprends mon binôme le regard perdu vers le village :

« Pourquoi es-tu dans ces champs ? Tu appartenais à leur village avant ? »

Elle sursaute légèrement, tirée de ses pensées. Alors que son regard était rempli de mélancolie, il est désormais débordant de chagrin.

« Plutôt à leur armée. J'étais archère au service de Sven. »

Malgré la soupe chaude de la veille ainsi que l'hydratation fréquente de ma gorge, ma voix reste encore trop faible pour tenir une conversation animée. Je laisse donc Erika se plonger dans ses souvenirs pour me compter son histoire, sans intervenir.

« C'est que... J'ai désobéi aux ordres, il y a presque deux ans. Le premier fils du chef était mon supérieur, à l'époque. Il était avare et avait la soif de vaincre. Son souhait le plus cher était de briller aux yeux de son père et cela passait par les nombreuses conquêtes à son actif. »

Erika lève les yeux vers l'homme chargé de surveiller le travail dans le champ et nous nous éloignons loin de sa vision :

« Il a mené l'armée dans une bataille sanglante, qu'il savait perdue d'avance. J'ai refusé d'y participer, et il m'a humiliée sur la place publique, en tant que traîtresse. La peur n'a pas sa place dans les rangs de soldats. »

Ma voisine laisse planer un court silence, le temps pour elle de se remémorer ce moment douloureux. J'hésite et demande d'une voix faible :

« Qu'est-il advenu de cette armée ?

— Ils sont tous morts. Le premier fils de Sven a succombé à ses blessures peu de temps après. Son avidité l'a conduit jusqu'à une tribu bien plus redoutable, qui est à ce jour encore en guerre contre le village. Ce sont des barbares enragés qui n'ont aucune pitié. »

Ses mains arrachent les herbes avec force et je la regarde faire sans un mot. La peine éclate dans son cœur sans que je puisse rien y faire. Je m'accroupis à sa hauteur et observe ses mains griffer le sol avec colère et rancœur face à un tel massacre.

« Ce jour-là, j'aurais dû mourir aux côtés de mes frères d'armes. Je devais être exclue du clan ou bien morte en martyr pour purger ma peine. Mais Saevald n'a rien fait de tout cela. »

Elle dépose vigoureusement une poignée d'herbes dans le seau et essuie son visage d'un revers de main. J'écoute attentivement cette femme blessée, que les remords et la culpabilité font souffrir.

« Saevald a plaidé ma cause lors de mon jugement, préférant mon statut d'esclave plutôt que de m'ôter la vie. Il a affirmé que l'ennemi était bien plus puissant, ce qui constitue une circonstance à prendre en compte, et que, dans ces conditions, le repli d'un soldat était accepté. »

Ses ongles sont noircis par la terre et elle stoppe son geste un instant, en proie à une vive émotion.

 « Le reste du conseil a accepté sa décision. Non pas parce qu'ils se sont laissés convaincre par le nouveau chef de guerre, mais parce qu'ils savaient qu'en me laissant la vie sauve, je devrais faire face chaque jour aux souvenirs de cette nuit, à ma trahison et mes remords. C'était selon eux une punition bien plus sévère. Et ils avaient raison. »

La douleur dans son regard est difficile à supporter et je prends sur moi pour ne pas céder.

« Crois-moi Varunn, si tu peux éviter le labeur de ces conditions, n'hésite pas une seule seconde.

— Ce jugement pourra-t-il vraiment me rendre libre ?

— Oui, un individu peut passer les différents rangs s'il prouve sa valeur. Et inversement, il peut les descendre s'il commet une faute. »

Une lueur d'espoir traverse mon visage et Erika me sourit tristement. Son attitude protectrice me touche au point de me sentir redevable envers elle. Cette femme a une puissance en elle qui force l'admiration et une sagesse digne des plus grands hommes du clan.

***

Le soleil joue avec l'horizon lorsque nous terminons notre travail dans le champ. Malgré ma vitalité, mon dos commence à me faire souffrir à cause des heures passées à me pencher au-dessus des plantations. Je redresse mon corps et contemple en silence les liens qui entourent mes pieds. Alignés sans bruit, les esclaves attendent que leurs poignets et leurs chevilles soient libérés. La nuit menace de nous recouvrir lorsque Erika revient vers moi, enfin débarrassée de la contrainte de la corde. Je masse ma peau fragilisée et lui souris en me dirigeant vers les tentes sales et trouées qui abritent de maigres lits. Elle me fait signe de m'allonger près des autres, tandis qu'un homme imposant dépose sans aucune délicatesse des restes de nourriture et des poissons frais.

« Tenez, il faut vous nourrir. Demain se tient la répartition des tâches pour ceux qui n'en ont pas encore. »

Son sourire laisse paraître ses dents pourries et il se met à glousser d'un rire gras. Je retiens un haut-le-cœur et mon corps se met à frissonner devant cet individu ignoble.

VarunnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant