Chapitre 10

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Le trajet retour chez Saevald n'a pas été long du point de vue de la distance, mais interminable en ressenti. Je me sentais si bien aux côtés de mon amie que la quitter pour la demeure de ce guerrier laisse un froid dans mon cœur. Le fils du chef est toujours en expédition militaire et devrait rentrer d'ici à quelques jours, deux ou trois selon les rumeurs. Car oui, ma nouvelle activité se réduit à écouter les murmures des rues pour en apprendre davantage sur cette civilisation que je ne connais pas. Bien que je me sois accoutumée au quotidien des esclaves, cette nouvelle vie en tant que civile libre me désoriente totalement. Je ne connais pas les lieux de rassemblement, les espaces communs, ceux réservés aux hommes ou aux femmes, ni même les quartiers entièrement interdits aux civils autres que le conseil qui regroupe les hauts dirigeants de la ville. Ce ne sont pour moi que des maisons et tentes similaires.

Alors que mes pieds atteignent le palier de la porte de la demeure de Saevald, je tourne la tête et observe le soleil qui tend à se coucher. J'ai encore un peu de temps avant la tombée de la nuit. Le sourire aux lèvres, je rebrousse chemin et emprunte une petite route parsemée de pierres. Je contourne les habitations avec énergie et m'arrête devant les champs que je foulais il y a moins d'un mois. Par réflexe, je m'arrête pour observer rapidement la tente où s'amassent ceux qui étaient anciennement mes camarades. Je tente de chasser ces souvenirs de ma tête et reprends mon chemin vers la fontaine centrale du village. L'infirmerie est juste à ma droite et quelques commerces encerclent la petite place que je foule en silence. Les villageois rentrent peu à peu chez eux et personne ne me prête attention. Après quelques dizaines de minutes à déambuler, j'observe les flammes des bougies s'éteindre et la ville plonger dans le noir. Une seule reste allumée, vive et dansante. Intriguée, je fronce les sourcils pour tenter de me remémorer ce lieu qui reste animé la nuit. Puis, la porte s'ouvre et une jeune femme sort, accompagnée d'un homme plus âgé. Ils se tiennent à un peu plus de dix mètres de moi mais ne peuvent pas me voir, car je suis cachée dans l'obscurité. L'homme saisit les hanches de la femme et l'embrasse sensuellement dans le cou et un souvenir que je pensais enfoui refait surface. Je connais ce bâtiment pour y avoir été emmenée contre mon gré. Vendue en offrande à un homme qui a proposé de me ramener chez lui. Je masse douloureusement mes poignets en proie à un stress soudain. Je souhaite fuir, rentrer chez Saevald, me cacher de ce souvenir aussi douloureux que flou. J'aurais aimé oublier, effacer cette nuit de ma mémoire. Mais je suis incapable de bouger, complètement paralysée. C'est seulement au bout d'une minute interminable que mes jambes répondent et je m'enfuis vers le seul toit que je connais comme étant sûr : celui de Saevald.

J'ouvre sans modération la porte d'entrée et la referme aussitôt, sous l'œil étonné du garde qui reste immobile. Les mains collées contre le bois noble et le visage baissé, je reprends ma respiration et tente de calmer mon cœur, dont les battements font vibrer mes tempes. Mes oreilles bourdonnent tellement sous l'effet de l'adrénaline que je n'entends pas Héla marcher derrière moi.

« Alors quoi ? C'est à cette heure que tu rentres ? Où étais-tu passée ? »

Je sursaute et me retourne vivement pour faire face à la maîtresse de maison. Ses yeux me dévisagent et terminent leur examen sur le pan de ma tunique, sali par les herbes hautes et la terre boueuse.

« Tu n'as donc aucun respect pour quoi que ce soit. »

Je ne sais que répondre, les souvenirs se bousculant dans ma tête. Mon esprit revit encore cette nuit où je me suis endormie sur le sol froid de la tente des esclaves. J'ai l'impression de rêver, de revivre cet instant.

« Réponds ! On dirait que tu as vu un fantôme, qu'est-ce qui t'arrive ? »

Ses yeux me lancent des éclairs et ses sourcils s'arquent avec un air menaçant. Je bégaie, pétrifiée.

« Je... Je me suis perdue.

— Tu t'es perdue ? Je n'en crois pas un mot. Tu passes ta journée dehors et tu ne connais toujours pas le village ?

— Il faut croire que oui.

— Tu te fiches de moi ! »

Ses phalanges blanchissent lorsqu'elle serre ses poings mais Héla reste immobile. Finalement, elle relâche ses épaules et redresse son menton pour m'adresser un regard hautain :

« Je ne crois pas que tu sois une espionne ennemie, tu es bien trop fragile pour ça. Tu te comportes comme un enfant. Mais cela n'empêche pas que tu agis de façon suspecte, Varunn. Et je me dois de rapporter tout acte suspect au chef Sven. »

Héla a prononcé mon prénom avec dégoût, comme si cela lui coûtait de devoir l'énoncer à voix haute. Encore sonnée, je ne réponds rien et file dans ma chambre sans demander mon reste, l'estomac criant famine. Les pas de ma gouvernante s'éloignent dans le couloir et terminent dans la chambre de Saevald.

J'imagine Héla seule dans les draps d'un lit qui ne lui appartient pas, attendant le retour de celui à qui elle est promise. Pauvre femme. Mon propre lit me paraît froid, malgré les couvertures animales et ma tunique pour me réchauffer. Je peine à trouver le sommeil, seule dans la pénombre. Mes pensées vont vers Saevald et je me surprends à me comparer à sa frilla. Nous ne sommes pas si différentes, elle et moi. Nous sommes toutes deux attachées au même homme, moi pour ma survie et elle pour son honneur. Quelles sont les intentions de Saevald à mon égard ? Il m'a défendue lors de mon procès et depuis il me loge sans rien me demander en retour. Il m'a offert la liberté de mouvements et de manger à ma faim sans les chaînes autour de mes poignets. Il m'a offert la paix et je ne suis même pas capable de l'apprécier, car tout me rappelle ma condition d'esclave. Ce sont les seuls souvenirs que j'aie. Ma seule histoire, mon seul passé. Le reste n'existe pas. 

VarunnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant