Varunn

Chapitre 5

La journée suivante fut éreintante.

Malgré les tentatives d'Erika pour me rassurer, je sais que le climat de tension qui règne entre les captifs est de mon fait. Au total, cinq hommes ont été vendus la veille. Ils sont partis en bateaux dès l'aurore, mais le vide créé par leur absence se fait toujours ressentir dans la tente. La question qui traverse toutes les têtes, y compris la mienne, est la suivante : pourquoi ai-je été sauvée, alors qu'eux sont partis ? Certes, leur vie ne sera pas plus agréable – si ce n'est pire – auprès de ces nouveaux clans, mais eux n'ont pas bénéficié de la protection à laquelle j'ai eu droit. C'est justement ce privilège qui énerve particulièrement mes camarades.

Les jours qui ont suivi ont été rudes, mais j'ai tout de même survécu aux regards meurtriers et aux menaces silencieuses de mes camarades. Je continue de tisser les fils de coton dans la petite bâtisse tous les jours, accompagnée par mon collègue muet. Au moins lui ne me susurre pas des insultes lorsque je passe près de lui, pour autant j'évite au maximum de croiser son regard, de peur qu'il me foudroie de ses yeux. Les heures passent donc avec une lenteur extrême, tant la peur m'habite. Chaque soir, je redoute de m'endormir et ainsi devenir une proie inoffensive.

Mes pieds foulent le sol de terre alors que le ciel devient capricieux. Les nuages deviennent progressivement gris et de fines gouttes se déposent délicatement sur le village. Les habitants se dépêchent de rentrer pour se protéger de la pluie qui devient de plus en plus forte. Je souris et apprécie cette fraîcheur bienvenue. Je redresse mon visage et accueille avec enthousiasme l'eau qui ruisselle sur mes paupières fermées, pareille à des larmes des cieux.

« Avance ! »

Un homme chargé de nous reconduire au campement abat son bâton sur le haut de ma tête et je rouvre les yeux avec stupeur. La douleur paralyse mes mouvements pendant quelques instants et j'accélère finalement le pas, l'esprit sorti de ses rêveries délicieuses.

L'heure du repas approche et je rejoins avec soulagement celle qui m'épaule et me soutient. Erika me sourit et je m'assois près d'elle sous la tente. Je passe outre les regards appuyés en ma direction et écoute ses murmures me conter sa journée. Je lui décris le rideau que je confectionne et elle pose sa paume sur le haut de ma tête avec affection. Le souvenir du coup de bâton me fait frissonner de douleur mais je ne relève pas, touchée par l'attention de mon amie.

« Tu es forte, tu t'adaptes rapidement à ta condition, c'est une très bonne chose. »

J'acquiesce avec gratitude et une lueur chaleureuse réchauffe ma poitrine, à l'intérieur de mes entrailles. Un espoir de réconfort ravivé dans un environnement hostile et dangereux. Erika me sourit et m'adresse un clin d'œil :

« Tu as peut-être un bon instinct de survie, finalement. »

Un courant d'air met fin à notre discussion, et notre responsable apporte le repas avec un air sévère, comme à son habitude. Sa jarre se pose à l'entrée de la tente ouverte et les bols remplis de restes et d'un fond de soupe passent de mains en mains. J'intercepte une portion et la tends respectueusement à Erika, qui me remercie. Je saisis un deuxième bol, l'estomac vide. Je trempe mes lèvres dans le breuvage et en bois une gorgée pour réchauffer mon corps. Erika fait de même, avec davantage d'appétit. Le silence englobe la petite tente et je jette un regard circulaire sur mes voisins qui savourent leur repas. Je saisis un morceau de poisson dans mon bol et le dépose sur ma langue. Il faut dire que je me suis habituée à ces restes peu appétissants, à tel point que manger les carcasses ne me gêne pas. Erika termine de boire son bol et le repose sur le sol, pour entamer sa part de poisson. Un détail attire mon attention et je lâche immédiatement ma portion. Le récipient tombe lourdement sur la terre et je laisse échapper un cri de stupeur. J'attrape le bol de mon amie et mes doutes se confirment : au milieu du poisson et du reste de soupe, des petits fruits sombres flottent dans la coupelle d'Erika. Les cerises du diable.

Alerté par tout ce bruit, notre maître entre en trombe dans la tente et son regard se pose sur le bol renversé. Les autres esclaves restent immobiles, personne n'ose terminer son repas. Le visage de mon amie se colore rapidement de plaques rouges et une toux la prend. Elle jette un regard suppliant en ma direction et j'entoure son abdomen de mes bras pour la faire recracher son repas, en vain. Ses poumons cherchent de l'air et elle ventile de plus en plus vite, en proie à la panique.

Il y a sur cette terre des pousses qui sont bénites, et d'autres qui sèment la mort. La première est utilisée pour guérir les maux, et l'autre peut empoisonner le plus vaillant des guerriers.

Impuissante, je regarde Erika être transportée à l'extérieur de la tente par notre responsable. Je tente de la suivre, mais mes chaînes m'empêchent d'aller plus loin. Alors, je crie en direction du villageois qui tient fermement les poignets de mon amie :

« Ne la tuez pas ! Elle est une ancienne soldate, votre chef ne vous le pardonnera pas ! »

Le temps s'arrête quelques instants et le maître stoppe son geste. Il lâche Erika, dont le corps est désormais parcouru de spasmes violents. L'homme se retourne et s'approche de moi avec un air menaçant. Il saisit le col de ma tunique et me redresse avec force. Mes chaînes m'empêchent de bouger et je croise son regard glacial en retenant mon souffle.

« Vos vies ne valent rien. La tienne pas plus que celle de tous ceux qui sont dans cette tente. J'ai le droit de vie ou de mort sur vos misérables existences. »

Il frappe mes genoux pour m'obliger à me coucher sur le sol et colle sa chaussure contre ma joue. Une larme coule sur mon visage et je ferme les yeux, totalement soumise. Un silence de mort règne sur le groupe d'esclaves, ce qui a pour effet d'amplifier ma culpabilité. La peur me cisaille les entrailles et mon corps commence à trembler. La pression de la chaussure du maître diminue et je rouvre les yeux, sans oser croiser son regard. Je tente une dernière approche pour sauver mon amie inconsciente qui bave à présent sur le sol.

« À votre avis, pourquoi Saevald ne l'a pas tuée lorsqu'il en avait l'occasion ? Sa vie doit être plus importante que ce que vous pensez. »

Mon insolence a pour effet de faire hésiter mon supérieur, qui se retourne vers Erika. Il redoute la colère de la famille la plus puissante du village et fait signe à son collègue :

« Emmenez cette esclave à l'infirmerie. Je vais demander une audience auprès de Sven pour décider de son sort. »

Je soupire de soulagement, heureuse d'avoir au moins pu l'aider, à défaut de ne pas avoir pu la prévenir du poison. Sans surprise, mon comportement m'attire aussitôt les foudres du troisième villageois chargé de surveiller les esclaves et un homme soulève mes épaules.

« Quant à toi... Tu vas apprendre la discipline, sale petite garce. »

Le maître m'adresse un regard méprisant et il me libère de mes chaînes un bref instant, le temps pour les deux hommes d'attacher mes poignets à un piquet vertical. Je suis maintenue debout sur la place publique, à titre d'exemple pour les esclaves qui souhaiteraient se rebeller. Mon dos s'appuie contre la surface rugueuse du bois alors que la nuit commence à tomber.

« Bonne nuit, l'insolente. »

Je tente de me débattre sans succès et relâche mes muscles fatigués. Les hommes ricanent et s'éloignent de moi pour rejoindre leur maison. Le froid pique ma peau et je ne parviens pas à trouver le sommeil contre ce tronc d'arbre coupé qui me rend totalement vulnérable.

Que vais-je faire à présent ? Mon jugement est dans moins d'une semaine, et sans Erika à mes côtés, je ne sais pas comment je vais pouvoir résister au climat hostile qui est désormais de mise.