SYKE HACKER T1 - MONSTER (terminé)

47. Le prix des erreurs

Syke

— Arrête, Syke, tu ne peux pas faire ça !

Manu tente de m'intercepter avant que je ne franchisse la porte. Un tas de choses traverse ses yeux. J'ai pourtant essayé de la protéger de tout ça. Elle, ma mère, Angie et même Olivia. J'ai échoué. J'ai menti. J'ai trahi.

Admettre que j'ai fait tout ça pour rien m'oblige à serrer les dents.

— Ils ne lâcheront rien, grincé-je.

— Tu sais ce qui arrivera si tu vas là-bas. La police t'arrêtera.

— Et si je n'y vais pas, c'est elle qu'ils arrêteront. Ils lui poseront des questions jusqu'à ce qu'elle flanche, voire pire.

Les deux paumes de Manuela viennent s'apposer sur mes épaules. Elle ancre ses yeux dans les miens.

— Je crois qu'il est temps pour toi de disparaître, Evan.

Je baisse la tête, la secoue. Je refuse cette possibilité. Je me suis battu trop longtemps, j'ai essayé trop fort.

— Si je m'en vais, soufflé-je, je les laisse gagner.

— Et si tu ne pars pas, vous perdrez tout. Ta mère ne voudrait pas ça.

Je plisse le regard, m'efforce de me contenir.

— Toute cette histoire est allée beaucoup trop loin, chuchote Manu tandis qu'elle incline le menton. Neil est trop fort. Il côtoie des gens hauts placés, il a la police dans la poche, tu n'as aucune chance contre lui, Syke.

Elle renifle, me lâche, essuie ses yeux d'un revers de main. J'aimerais lui dire que ça va aller, lui promettre que je vais tout arranger, mais je sais que ce n'est pas le cas. Je suis incapable de prendre cette décision, celle qui nous sauvera tous. J'ai trop de rage, trop de haine, et cette volonté qui me bouffe au quotidien. Je me suis accroché à une chose, durant tout ce temps. Toutes ces fois où j'ai vu ma mère s'effondrer, où je l'ai empêché de se faire du mal. Toutes ces nuits où elle broyait du noir, une bouteille de whisky à la main, où elle décuvait le matin, la tête dans les chiottes piteuses du motel où elle nous trimballait sans cesse.

J'ai visualisé la peur dans ses yeux, à chaque fois qu'elle décrochait le téléphone. Je l'ai regardé se noyer dans le désespoir, j'ai observé ses cheveux blonds blanchir, et le creux de ses bras s'ouvrir à coups de seringues ou de couteau.

Je me suis juré qu'il payerait.

Et c'est ce qui m'a permis de tenir, moi aussi, alors que je n'étais qu'un jeune, incapable de s'en sortir. J'ai tout lâché pour ma vengeance. Pour la nôtre. Et échouer si près du but, lui donner la victoire, lui laisser la possibilité de vivre sans régler le prix de ses erreurs, ce n'est pas envisageable.

— J'y suis presque, Manu...

Et une larme coule sur sa joue. Elle nie, secouant la tête de gauche à droite.

— Et qu'est-ce que tu as, hein ?

— Olivia avait réussi. Elle avait trouvé où Neil cache son disque dur. Si j'arrive à le récupérer, je...

— Elle est morte, Syke.

Et dans ses iris, un voile de colère s'immisce.

— Elle est morte, tu t'en rends compte ?

— Oui.

— Elle est morte ! répète-t-elle en hurlant. Et si tu n'arrêtes pas de fouiller partout, il t'arrivera la même chose !

Manuela s'effondre dans mes bras, dépassée par le monde dans lequel nous vivons. Elle imbibe mon T-shirt de ses larmes, de sa déception, de sa frustration et de sa brûlure. Celle qui me marque aussi, jour après jour.

Je lui caresse le dos dans un mouvement automatique, sans plus rien ressentir. Je suis juste désolé. De ne pas pouvoir en faire plus. De ne pas savoir abandonner, également. Et tandis qu'elle se calme contre moi, je lui susurre :

— Tu es comme une mère, pour moi. Tu as pris soin de moi, lorsque la mienne n'était plus en mesure de le faire. Je te remercie, Manuela. Et je m'excuse, que tu te sois retrouvée impliquée là-dedans. Mais tout ça sera bientôt fini. Je t'en fais la promesse.

Je la relâche, doucement, et ce coup-ci, elle ne tente plus de m'en dissuader. Je referme la porte, la poigne tremblante, la gorge nouée et les pupilles en feu. Je ne me sens plus que l'ombre de moi-même, alors que je prends la direction de ce que j'ai fui si longtemps.

Sur la route, je réessaye pour la millième fois d'appeler Angie. Elle ne me répond toujours pas, et c'est avec des scénarios plein le crâne que je poursuis mon chemin.

Que lui ont-ils dit ? Qu'est-ce qu'elle sait, au juste ? Est-ce qu'ils lui ont fait du mal ? Ou bien, menacée ?

J'enfonce ma capuche sur ma tête et augmente la cadence de mes pas. Je n'aurais jamais dû la mêler à tout ça, c'est un fait. J'en ai pris conscience, trop tard seulement. C'en était déjà fini de moi.

Sans le voir arriver, j'étais tombé.

Amoureux, et à ses pieds.

Je parviens à destination avec cette simple certitude qui me hante. Ce que je vais faire maintenant, je ne vais plus le faire que pour moi. Même plus uniquement pour ma mère. Je vais l'exécuter pour Olivia, pour Manu, et pour elle, aussi.

Angie. Pour qu'elle puisse reprendre une vie presque tranquille et quasi normale, alors qu'on enterra enfin l'histoire de Syke dans son intégralité.

Les poings dans les poches, je me plante face à la bâtisse qui a contenu les pires démons de ma mère. Trinity High School est gravé en lettres d'or, sur une façade qui entoure la pourriture, les mensonges, les secrets, les crimes, et les criminels. Je déglutis, et pour la dernière fois, j'essaye de la joindre.

Une sonnerie. Deux.

Et puis... trois.

Comme un mirage, elle apparaît face à moi, passant les grilles du campus, le nez rivé vers son téléphone qui s'illumine encore de mon appel en cours. Et je les vois, ancrées sur son visage.

La haine. La tristesse. La détresse.

Comme ça, sans l'once d'une hésitation, elle appuie sur l'écran. L'appel se termine, chez elle comme chez moi. Ce que je ressens, ça me sillonne telles des millions de flèches. Dans ma peau, dans mon cœur, dans mon âme. Elle me tourne le dos, et j'ignore la raison. Ou alors, je me force à n'avoir pas envie de comprendre pourquoi.

Je voudrais la rejoindre. Lui dire combien je suis désolé, et comme je suis prêt à tout, pour elle. Mais je n'en ai pas le temps.

Elle traverse, les iris teintés de vide. Et elle ne la voit pas.

La voiture.

Celle qui lui fonce dessus, laissant juste mon corps paralysé se jeter sur la route.