33 - Admettre

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Justine me scrute, encore frémissante de la série de baisers que je viens de lui offrir. Je savoure le spectre de la douceur de sa peau sur mes lèvres. Nos mains se serrent, fébriles, suppliantes. Agenouillée entre ses jambes, je me sens profondément vulnérable. Depuis son tabouret de pianiste, elle me dépasse d'une poignée de centimètres, suffisamment pour me donner l'impression que le rapport de force est en ma défaveur. 

Sauf qu'il n'y a pas de rapport de force. La lutte n'est pas entre elle et moi. Elle se passe à l'intérieur et je crois que la partie de moi qui perdait jusqu'ici est enfin en train de gagner. Et si j'ignore si c'est une mauvaise chose, la chaleur des doigts de Justine entre les miens me rappelle ce que j'ai toujours su. 

Je me sens stupide. Je m'apprête à sauter dans le vide en priant pour que la chute dure éternellement. Je sais que ce que je m'apprête à dire va tout détruire. Je peux seulement prier pour que l'on ait la force de se reconstruire. En vérité, je n'en ai aucune idée. Je sais simplement que je ne peux plus supporter ces étreintes avortées. 

Je cherche d'autres mots que la suite évidente. D'autres que ceux qui ont déjà été tellement dits qu'ils n'ont plus le moindre sens. Je suis consciente de leur ridicule, mais encore plus de l'absence d'alternative. Si je veux le dire en trois mots plutôt qu'en mille, les choix ne sont pas nombreux. Je suis condamnée au stéréotype. 

— Je t'aime. 

Je resserre un peu plus mes mains, par peur qu'elle s'échappe, horrifiée. On frissonne ensemble, presque en même temps. Sa frange parait me masquer ses pensées. À cet instant, je donnerais tout pour savoir ce qui se passe dans son petit crâne, quelles sont les pensées qui se bousculent dans sa tête. Elle finit par me sourire :

— C'est adorable qu'il ait fallu que je te joue de la musique pour que tu t'en rendes compte. Ton massage était un peu maladroit par contre tu feras gaffe. 

Je comprends qu'elle a mal interprété mes mots. Évidemment, on les a déjà échangé tellement de fois qu'ils ne veulent plus rien dire. Même Nina les a reçu. "Je t'aime" ça ne veut rien dire. Je pensais que j'avais surmonté l'épreuve, mais je me retrouve forcée de franchir le mur à nouveau. J'opte pour la seule alternative qu'il me reste :

— Non mais Justine... je t'aime vraiment... genre... je suis amoureuse de toi. 

Elle se raidit. Je comprends à son regard qu'elle s'en doutait dès la première phrase, mais qu'elle s'était persuadée que je ne voulais pas exprimer ça. C'était plus sûr de faire semblant de l'entendre autrement, de tout désamorcer. Mise face à l'évidence, elle ne dit plus rien. Elle est comme un animal pris dans les phares d'une voiture. Son silence m'assassine et me force à poursuivre. 

— Je t'aime pas comme une pote quoi... je... Je t'aime comme Théo t'aime, et j'en ai marre de te partager avec lui... et je sais que je peux pas te demander de le quitter pour moi, parce que ça se fait pas, donc je te le demande pas... je voulais juste que tu le saches, parce que j'en peux plus de continuer comme ça en fait. 

Elle reste piégée dans son mutisme, totalement tétanisée. Je n'arrive plus du tout à déceler quoi que ce soit dans son visage. Elle s'est figée, à la manière d'une statue. Seule sa respiration, saccadée par l'anxiété, me prouve qu'elle est encore en vie. Je renforce l'étreinte de nos mains en sentant que les siennes se ramollissent. Elle ne me retient plus. 

— Et je sais que c'est bizarre... franchement je comprends si tu sais pas quoi dire et que t'es perdue, parce que je suis paumée aussi et je sais même pas quoi faire... mais justement je me disais qu'à deux peut-être on comprendrait mieux... parce que là je vois bien que j'y arrive pas toute seule.

Toujours rien. Le néant. Une absence qui me broie. Plus que tout, c'est la culpabilité qui me force à parler. J'ai besoin d'occuper ce silence qui me donne le sentiment que je suis en train de la tuer. Je sais que je m'enfonce, mais je préfère continuer de creuser plutôt que de réaliser avec horreur la profondeur du trou que j'ai déjà ouvert. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant