23 - Convoitise

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Le visage de Justine se tient parfaitement immobile quand j'applique le blush sur sa peau. Je me concentre pour ne pas faire de faux mouvement, mais son regard plongé dans le miens me déstabilise. Ainsi empêchée de bouger, elle ressemble plus que jamais à une statue. 

La maquiller me fait prendre conscience du moindre détail de ses traits. Les discrets creux sur lesquels je dépose le fond de teint, ses cils qui soulignent son regard d'azur et que j'appuie par un délicat trait d'eye-liner, la finesse de son nez, le rebond de ses pommettes, la générosité de ses lèvres. Je la redécouvre en la réinventant. Chaque produit de beauté que j'accorde à sa figure révèle sa nature profonde, met en valeur une noblesse qui devient plus fascinante chaque seconde passée à l'analyser. 

Je profite de ce rôle pour l'étudier comme je n'ai jamais vraiment osé le faire jusqu'ici, avec une proximité et une attention redoublée. Quand sa bouche s'entrouvre, je sens son souffle chaud qui s'échoue contre mon menton. Le temps est comme suspendu. Quand elle cligne des yeux, je me souviens que les secondes continuent de s'écouler. 

Je me sens presque indigne d'être en charge d'une si belle oeuvre. À la manière d'un artiste amateur à qui l'on aurait demandé d'améliorer la Joconde et qui chercherait désespérément le moindre défaut à corriger. J'ai l'impression de ne faire que prolonger ce qui est déjà présent, de ne rendre que plus visible une vérité pré-existante. Le bleu de ses yeux parle de lui-même, et tout le mascara du monde ne saurait le rendre plus enivrant. 

Elle m'hypnotise et je l'envie de pouvoir contempler cette splendeur chaque jour dans un miroir. Que le moindre reflet à sa disposition soit une telle décharge de symétrie, d'échelles justes, de douceur dans les angles, de contours finement tracés, comme si chaque bosse et chaque creux avait été lissé pour lui accorder cette sidérante sensation d'harmonie. Pour me départir de ma maigre jalousie, et alors que je fais glisser le rouge à lèvre sur sa bouche, j'annonce : 

— Tu vas finir par être presque potable... comme quoi, avec un peu d'effort et de talent, le make-up peut vraiment faire des miracles. 

Elle se retient de sourire pour ne pas faire dériver mes gestes méticuleux. Je me délecte de cet ascendant que j'ai sur elle, de cette manière dont elle m'accorde sa confiance. Aucune glace ne lui garantit le résultat final. Il n'y a dans son champ de vision que ma tête à moi, probablement froncée par mon extrême concentration. 

Après avoir apposé ma touche finale, j'examine ma création une dernière fois. Je suis nécessairement satisfaite. J'aurais aussi bien pu ne rien toucher et être quand même fière de ce que ça aurait donné. D'innombrables femmes tueraient pour que, après des heures de maquillage, leur visage s'apparente à celui de Justine au naturel. 

Elle se lève pour se regarder dans le miroir de ma chambre. J'attends son verdict avec appréhension. Pendant quelques secondes, elle ne dit rien, et chaque instant qui passe me fait craindre d'avoir été tellement aveuglée par son capital de départ que je n'aurais pas réussi à lui rendre justice. Heureusement, elle finit par lâcher en riant :

— Tu veux pas me faire ça tous les jours ? 

— Tu me payes combien ? Si je dois te regarder d'aussi près chaque matin je vais vite finir par vomir. La compensation à intérêt à être bonne. 

— Je te rémunère en visibilité. 

Elle se tourne vers Nina qui, couchée sur mon lit, attendait la fin de la séance de maquillage en tapotant sur son téléphone. Elle lève les yeux vers Justine et hausse discrètement les sourcils avec un air impressionné. 

— T'es beaucoup trop classe ! Par contre le gâchis de faire ça pour un date avec ton mec alors que le seul endroit où tu devrais aller avec cette gueule, c'est à un shooting pour Vogue. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant