37 - Remplaçante

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L'appartement de Margaux est à son image : peu accueillant et de mauvais goût. Dès l'entrée, une pièce de taille moyenne, étouffée par sa triple responsabilité de cuisine, salon et salle à manger, donne l'impression de débarquer dans un débarras. De vieux meubles, probablement piochés en brocante, croulent sous les papiers et les objets que personne n'a eu le courage de ranger. 

L'endroit donne l'impression paradoxale que personne ne vit plus ici (comment passer ses journées dans un tel désordre ?) tout en étant habité par des centaines de personnes (comment expliquer autrement ces affaires qui s'amoncellent partout où il y a de la place ?). En entrant, Margaux m'a demandé avec son usuelle timidité de ne pas faire attention au bordel, en expliquant que ses parents manquaient de place pour ranger. 

Il faut avouer que l'endroit n'est pas très spacieux. Cette fameuse pièce centrale qui accueille tous les espaces communs est probablement moins grand que le salon de mes parents. Je me demande comment elle fait pour vivre dans ces conditions, mais je ne lui pose pas la question. Je la connais suffisamment pour savoir que la moindre remarque la met sur la défensive. 

On s'assoit à une vieille table en bois dont les chaises craquent dès qu'on bouge un petit peu. C'est vite très agaçant, mais Margaux s'excuse à nouveau. Je me promets que la prochaine fois qu'on travaillera ensemble, on le fera chez moi. D'autant que je ne sais pas bien ce que je suis venue faire ici : ma partenaire de sciences économiques se débrouille très bien toute seule. 

Elle fait cependant de son mieux pour m'impliquer dans sa progression. Toute l'après-midi est dédiée à s'assurer que je comprends le contenu de la présentation qui nous attend. Il faut croire que Margaux commence à en avoir marre de m'entendre bégayer mes exposés, avant de raconter n'importe quoi pour faire rire la classe et les distraire de mon manque de connaissance. 

De temps à autres, elle m'interroge donc pour vérifier que je sais ce que je suis supposée dire. On dirait une version hostile de mes cours avec Paul, où le bienveillant et séduisant étudiant brillant aurait été remplacé par une intello frustrée de devoir me subir. Malgré tous ses efforts pour être cordiale, elle n'est pas assez douée pour se départir de son ton condescendant. 

Elle a pourtant la prévenance de remarquer quand je finis par perdre ma concentration. Passer des heures à l'écouter me décortiquer les flux de marché, en voyant au fond de ses yeux la crainte que sa moyenne descende à cause de moi, est une expérience relativement pénible. On s'autorise donc une pause, dont les premières secondes sont chargées d'un silence tendu. Je finis par être celle qui décide de briser le silence. 

— C'était Nina, la première meuf qu'a fait que tu savais que t'aimais les filles ? 

À chaque fois, nos interactions démarrent par une vague de suspicions. Elle se crispe, m'étudie, se méfie. Elle se sent vulnérable et se demande quelle sera ma prochaine technique pour la torturer psychologiquement. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que je n'ai plus l'énergie suffisante pour maltraiter qui que ce soit. 

— Oh ça va ! On est coincées ensemble depuis deux heures, toutes mes potes en ont marre de moi, on peut faire semblant qu'on s'aime bien pendant une après-midi, ça sera moins chiant. 

Cette fille est un mur. Elle m'évoque ces animaux sauvages qui, peu importe le niveau d'affection qu'on manifeste à leur égard, finiront toujours par fuir les étrangers. Ce qu'elle parait ne pas réaliser, c'est qu'elle ne dispose pas des attributs nécessaires pour que qui que ce soit ait envie de briser son armure. Si elle était magnifique, ou hilarante, ou suprêmement intelligente, elle pourrait se permettre de se faire désirer. Mais en l'état, elle ne parvient qu'à renforcer son isolement. À part pour quelqu'un qui se retrouverait piégé avec elle, comme moi, ça ne vaut définitivement pas le coup d'essayer de la faire parler. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant