15 - Hôte

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Le canapé de mes parents crisse contre le parquet lorsque Théo et moi le repoussons contre un mur. Ni lui ni moi n'avons la force suffisante pour le soulever. À chaque centimètre parcouru, je lance des regards inquiets vers le sol, en quête d'une éventuelle rayure qui signerait mon arrêt de mort. 

L'après-midi de préparatifs a déjà permis de modifier en profondeur mon appartement. Tous les meubles du salon, collés contre des murs, laissent un vaste espace libre au centre de la pièce. Les quelques statues ou autres objets fragiles et précieux qui décoraient les lieux ont été regroupés dans ma chambre. Je ne peux plus que prier pour que les couples ivres qui décideront de s'offrir leurs corps en souillant mon matelas le fassent avec suffisamment de conscience pour ne pas saccager la collection artistique de ma famille. 

L'organisation d'une soirée chez soi est une tâche pénible, risquée et angoissante, mais elle a aussi de nombreux avantages. Le premier est d'assoir sa réputation. Pendant une semaine, tout le monde s'est demandé s'il venait à la fête de Charlotte, et mon nom courre ainsi de bouche en bouche. Ensuite, en tant que propriétaire des lieux, il me garantit aussi un avantage considérable dans les affaires de séduction, terrain sur lequel je commence à me sentir vaguement à la traine. 

"Ce soir, je baise" ai-je affirmé à Nina, à peine ironiquement en la quittant à la sortie du lycée. En plus de se moquer de moi et de mon abstinence subie, elle m'a jalousement reproché d'accueillir une soirée alors qu'elle-même était encore coincée chez elle, sous l'autorité sans concession de ses parents. Je lui ai promis un compte-rendu détaillé de mes conquêtes masculines pour compenser son enfermement. 

Sur les plans de travail de la cuisine, des stocks astronomiques de gobelets et de biscuits apéritifs, collectés au supermarché du coin en profitant au passage d'une promotion, trainent à côté de quelques bouteilles d'alcool achetées par un ami de Théo dont la barbe naissante lui permet de se faire passer pour majeur aux yeux des caissiers pas trop regardants. 

Après plusieurs dizaines de minutes à s'assurer que tout est en ordre, que rien de risqué n'est mis à disposition des fêtards et que les enceintes fonctionnent, j'allume la musique et je me laisse tomber sur le canapé en attendant l'arrivée des premiers invités. Théo s'installe à côté de moi. Comme si on était déjà épuisés à l'idée de passer la soirée ensemble, on scroll chacun sur notre téléphone, sans vraiment se parler, sinon pour se plaindre de l'attente. 

L'arrivée des premiers participants est toujours un moment relativement gênant. Évidemment, je m'arrange pour demander à mes amis les plus proches de venir en premier, afin d'éviter le malaise d'être prisonnière d'individus dont la compagnie me déplait. Seulement, même comme ça, la tension sourde de la fête à venir rend les discussions banales assez vaines. On se sert à boire pour préparer nos esprits. 

Petit à petit, la maison se remplit. Débarquent parfois des gens que je n'ai jamais vus de ma vie, mais à qui j'ouvre ma porte avec le même sourire que les autres. Une soirée n'est vraiment réussie que lorsque la moitié de ses participants n'ont jamais été invités. Par réflexe, à chaque nouvel intervenant, j'étudie la quantité d'alcool qu'il apporte. En mesurant les contributions de chacun, j'essaie de prévoir les probabilités pour que le reste de la nuit soit inoubliable. 

Tenir une discussion est presque impossible. À chaque fois que le sonnerie retentit, j'abandonne mes camarades pour rejoindre l'entrée où une nouvelle vague de lycéens attend de se joindre aux hostilités. Je me présente à ceux que je ne connais pas, en faisant semblant de leur demander des noms que j'aurais oublié d'ici quelques minutes. 

L'absence de Nina se fait cruellement ressentir. De temps à autre, je lui envoie des photos de mon salon rempli, et je reçois au choix des insultes amicales ou des complaintes. Elle me partage aussi un selfie d'elle, dans sa chambre, avec pour seul camarade son cahier d'histoire-géographie. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant