25 - Substitut

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Pour la cinquième fois consécutive, je jette le croquis que j'étais en train de griffonner à l'autre bout de ma chambre. Le morceau de papier froissé rebondi contre le mur et atterrit à côté de la poubelle, avec ses congénères qui me prouvent tous qu'en plus d'être nulle en dessin, je ne sais pas viser. 

Les concours aux écoles de mode exigent tous un portfolio. N'ayant jamais rien créé de mes mains, je me retrouve à m'inventer une personnalité d'artiste, tout en sachant pertinemment que mes improvisations maladroites ne suffiront pas à duper un jury. Je suis persuadée de travailler dans le vide, mais tant que je rature mes silhouettes, je ne pense à rien d'autre. J'ai besoin de ce néant. 

Pendant quelques jours, pourtant, j'ai authentiquement cru à l'idée de Justine. Je me suis fantasmée avec des boutiques à mon nom, des reels de mes défilés sur les réseaux sociaux, des interviews qui m'interrogent sur mes inspirations. Il a suffit de me renseigner pour comprendre que ça n'arriverait pas. Qu'il y avait des gens qui fabriquaient leurs propres vêtements dans leur chambre alors qu'ils n'avaient que dix ans. À quinze ans, ils organisaient déjà des shows avec leurs amis dans le préau du collège. C'est face à ces gosses là qu'il faudrait que je me démarque. Je ne suis pas assez idiote pour croire à mes chances de victoire. 

Je me retrouve donc de retour à la case départ, avec la pression croissante de l'ouverture de la plateforme dédiée au choix des études supérieures. Un menu déroulant m'implore de définir mes écoles. Mes parents m'ont donné une liste, sans vraiment y croire, par dépit. Ils m'ont encouragé à chercher ailleurs, à trouver un truc sur concours qui me plairait suffisamment pour m'y consacrer à fond. 

La mode me plait. Mais même en m'y consacrant à fond, on ne rattrape pas dix ans de retard en un mois. Je n'ai ni machine à coudre ni aiguilles. Je ne sais rien faire de mes dix doigts, sinon liker la tenue d'une influenceuse ou acheter un pull en solde sur un site de fast-fashion. Pour l'instant, la seule chose qui occupe mon portfolio, ce sont des photos de moi dans des tenues qui me plaisent. Aussi classes que soient ces images, elles hurlent que je suis incapable de créer des vêtements. Je peux seulement les choisir et les porter. On ne fait pas une école de mode dans ce cas. 

On ne fait rien dans ce cas. On se regarde dans la glace, à la limite. On se prépare pour quand Paul passe donner des cours. C'est tout l'étendu de mon talent. Porter une jupe indécemment courte pour le voir lorgner sur mes jambes quand je lui ouvre la porte, et sourire en sentant le trouble que je lui inspire. Mon pouvoir ne va pas beaucoup loin. Dans la fougue du moment, je m'en accommoderais presque. 

On prépare un examen de philosophie pour la semaine prochaine et je me demande comment il fait pour être aussi à l'aise à la fois en sciences et en littérature. Il me cite des penseurs dont j'ignorais le nom, me note un rapide résumé de leur doctrine qu'il parait maitriser à la perfection. 

— Pourquoi tu sais autant de trucs en fait ? 

Il sourit humblement. On dirait presque qu'il est gêné quand il passe sa main dans ses petites bouclettes. 

— C'est la prépa : on t'apprend à étaler le peu de culture que t'as avec beaucoup d'assurance. 

— Non mais fais pas semblant de pas avoir de culture, genre tous les gars dont tu me parles je savais même pas qu'ils existaient. 

— Moi non plus je les connaissais pas au lycée. Mais même aujourd'hui, je les ai pas vraiment lu. Je sais rapidement ce qu'ils ont dit et je me contente de broder autour. Ce qu'il faut, c'est juste avoir compris la base. Ensuite, tu fais semblant de maitriser. Comme c'est un écrit, on peut pas te poser de question pour tester tes vraies compétences, donc il suffit de pas dire de connerie. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant