39 - Hors-jeu

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La nuit est longue. Seule dans ma chambre, je vis la soirée par procuration en prenant régulièrement mon téléphone pour regarder les stories des invités. La plupart du temps, il n'y a rien de neuf et je me contente de le reposer, déçue. Mais parfois, quelqu'un décide de partager quelques secondes de la fête, une danse, une table pleine de bouteilles vides. Les cris et la musique me parviennent par flash. J'ai à peine le temps de me plonger dans l'ambiance que l'application me lance une autre story sans rapport. 

Sur les images, j'essaie d'apercevoir Justine. Dans l'obscurité, sa silhouette apparaît occasionellement en arrière-plan, floue et pixelisée. La vidéo s'arrête quand je la reconnais. Je la relance à plusieurs reprises, comme si ces courts extraits d'elle en basse-définition étaient plus intéressants que toutes les photos de son compte officiel. Le fait de savoir que tout ça se déroule en temps réel lui donne une importance supplémentaire. 

Quand je ne me nourris pas compulsive ment des bribes de la soirée qui parviennent jusqu'à moi, je m'entraine à dessiner. En gribouillant quelques silhouettes sur des feuilles de papier, j'entretiens l'idée que mon portfolio frauduleux a une chance de convaincre les membres du jury de ma potentielle école de mode. S'ils m'acceptent, j'aurais au moins pris un peu d'avance pour avoir quelques bases.

Mais plus les minutes passent, plus on s'enfonce dans la nuit, et moins j'arrive à me concentrer sur le dessin. Je fais tourner en boucle les stories. Je commence à connaitre par coeur les comptes qui sont généreux en vidéos, ceux qui postent toutes les dix minutes, comme si la fête n'avait d'intérêt que s'ils la partageaient dans son intégralité sur les réseaux sociaux. Je les trouve un peu ridicules tout en étant reconnaissante de tout ce qu'ils me permettent de visionner. À chaque fois, je cherche désespérément Justine dans la foule. 

Il vient un moment où j'abandonne définitivement mon bureau et mes entraînement créatifs. Je me laisse tomber dans mon lit et je rafraîchis compulsivement la page d'accueil d'Instagram dans l'espoir qu'une nouvelle vidéo soit postée. Sinon, je regarde le plafond en me demandant si je peux réellement espérer quoi que ce soit. Durant mes éclairs de lucidité, je sais que je me berce d'illusion. Il faudrait que je me trouve un garçon pour oublier Justine. Que je me mette en couple, enfin. 

Le coup de téléphone de Nina finit par arriver autour d'une heure du matin. D'un coup, je quitte mon état de loque amorphe pour redevenir tendue. Je sursaute dans ma chambre et je fixe mon iPhone plusieurs secondes avant de décrocher, comme quand on ouvre les résultats d'un examen scolaire important. 

Il y a du bruit autour de Nina. On entend dès le départ qu'elle est en pleine fête : les cris et la musique se mélangent en arrière plan pour former une sorte de brouhaha indistinct que le micro de son téléphone tente d'étouffer. Dès que j'entends sa voix, je comprends qu'elle est totalement bourrée : 

— Chacha ma beauté comment ça va ? T'étais pas couchée au moins ? 

— Non, je stalke la soirée sur Insta. 

— T'aurais tellement dû venir c'est trop bien !

— C'est toi qui m'a dis de rester meuf. 

— C'est vrai ! Mais tu me manques grave quand même ! 

— Bon et ça avance comment avec Justine, vous avez parlé ? 

— Ouais on a bien bien parlé t'inquiètes !

J'attends fébrilement la suite de son témoignage. C'est fou comme, en étant sobre et seule dans ma chambre, l'ébriété de Nina réussit à m'agacer. Si j'étais à sa place, je serais probablement dans le même état qu'elle, mais entendre son ton déformé par l'ivresse me la rend légèrement antipathique. D'autant que je sais qu'elle doit gérer ma relation avec Justine, et qu'elle ne semble clairement pas suffisamment lucide pour s'en occuper au mieux. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant