L'amie de mon ami

34 - Dénonciation

La voix du professeur d'Histoire ne porte pas jusqu'à moi. J'ai le cerveau bouché. Je phase. Occasionnellement, j'ai l'impression de revenir à ma propre présence, de redécouvrir mon corps, mon cahier, la salle de classe, la lumière qui nous arrive depuis la fenêtre. Et puis je me renfonce en moi-même. Je ne suis pas totalement convaincue de percevoir l'intérêt d'exister. 

À côté de moi Nina, prend des notes avec sa nouvelle attitude de bonne élève. Il lui arrive de regarder dans ma direction, mais j'ignore ce qu'elle voit. Un mur blanc. Une page de vide. Je lui souris pour donner le change. Je comprends qu'elle ne se laisse pas avoir quand elle finit par me chuchoter :

— Ça va ? 

— Ouais, pourquoi ? 

— Tu fais une tête bizarre. 

— J'ai mes règles c'est tout. 

C'est la première excuse qui me passe par la tête. En général, ça fonctionne. Elle fronce un peu les sourcils et se remet à écrire, préoccupée. Je demande quand est-ce que je vais être forcée de lui en parler. C'est un peu tard pour se lancer dans des aveux, maintenant que l'histoire est finie. Autant laisser les choses se tasser. 

— Tu me demandes pas comment ça s'est passé avec Kylian hier soir ? 

— Il a encore paniqué quand t'as tenté de le violer ? 

— Presque : je lui ai encore proposé de venir chez moi, et on a failli le faire, mais mes parents sont rentrés. 

— À tout moment c'est lui qui leur a demandé de rappliquer pour sauver sa vie.

— Non mais en vrai c'est pas plus mal, j'aime bien quand ça va lentement aussi. 

— "Lentement" ? Vous vous connaissez depuis trois semaines c'est pas l'éternité non plus. 

— Ouais mais justement, ça va faire un mois c'est cool. Je te le présenterai si tu veux, du moment que t'essaies pas de me le voler. 

— Ton geek qui se déguise en Tony Stark ? Franchement même pour te faire chier j'aurais pas la foi de le draguer. 

— Tu diras moins ça quand tu le rencontreras. 

Notre discussion s'interrompt quand quelqu'un toque à la porte de la classe. C'est toujours un moment d'étrange excitation lorsqu'un adulte se présente en plein milieu d'un cours. Les élèves se mettent à murmurer, dans l'espoir qu'il se passe quelque chose de grave. On attend tous l'annonce de la fermeture temporaire du lycée.

C'est un surveillant mal rasé qui pénètre dans la salle. Il ne prend même pas la peine de vraiment rentrer, il reste proche de la sortie et balaye les rangées d'un regard vif. On dirait qu'il cherche quelqu'un. Le professeur d'Histoire croise les bras en attendant de pouvoir reprendre la séance. 

— Est-ce que Charlotte est là ? 

Après une seconde d'hésitation, je regarde Nina pour m'assurer que j'ai bien entendu. Autour de nous, les lycéens se tournent vers moi et me confirment du regard que je suis bien celle qui a été nommée. Le surveillant, guidé par le tourbillon d'attention dont je suis le centre, me demande de venir avec lui. 

Mon coeur s'accélère tandis que je le suis dans les couloirs de l'établissement. Je réfléchis à toutes les choses qui pourraient me valoir d'être ainsi arrachée à mon quotidien d'étudiante. La mort de mes parents est la première possibilité qui me vient en tête. Toutes celles qui suivent (renvoi, problème administratif...) m'apparaissant donc comme anodines. Je respire en priant pour qu'il ne se soit rien passé de grave. J'ai l'impression de m'être tenue à carreau ces dernières semaines, je n'ai pas reçu plus de mauvais commentaires que d'habitude de la part des profs. Alors quoi ?