31 - Interrogations

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Le professeur d'économie déambule entre les tables. Dans la salle, les discussions, d'abord faites de murmures, croissent pour se faire entendre, jusqu'à ce que l'enseignant se plaigne du brouhaha et que la boucle reprenne à son point de départ. Le bruit se remet à s'intensifier. Suivant les groupes, les échanges sont plus ou moins cordiaux. Certains duos blaguent au lieu de travailler, tandis que d'autres se disputent sur les consignes de l'énoncé. 

Avec Margaux, c'est le silence complet. Elle griffonne quelques pistes de réponse et je la regarde faire. Par moments, depuis l'autre bout de la classe, Nina me lance des regards qui me reprochent ironiquement mon oisiveté. Je hausse les épaules, impuissante face à l'autorité de ma partenaire qui a décidé que j'étais plus efficace si je lui accordais les pleins pouvoirs en me tournant les pouces. 

Sa langue sort légèrement quand elle se concentre trop et lui donne un air vaguement débile, comme si elle souffrait d'une maladie mentale. Elle arrive à faire totalement abstraction du monde. Je me demande si elle n'est pas autiste depuis le début. En vérité, je n'ai aucune idée des symptômes exactes de l'autisme, je sais juste qu'ils encapsulent une déficience sociale dont Margaux souffre indubitablement. Elle est tantôt paniquée par les autres, tantôt d'une agressivité gratuite, tantôt d'une bienveillance inexplicable. 

À force d'être privée de travail, je finis par m'ennuyer en regardant les autres bosser ou rigoler. Il n'y a personne que j'apprécie aux tables alentours, avec qui je pourrais plaisanter pendant que ma collaboratrice s'épuise pour nous deux. Je suis condamnée à l'inactivité. Mon esprit vagabonde. Mais quand je me laisse penser, c'est toujours sur Justine que mon imagination finit par s'échouer. Sur la conscience douloureuse qu'elle n'est pas à côté de moi en ce moment-même. Alors, pour arrêter de me torturer mentalement, je me penche vers mon binôme pour murmurer :

 — Comment t'as su que t'aimais les meufs ? 

Elle lève vers moi un regard hostile. C'est amusant, parce que son agressivité lui donne l'air d'un enfant qui boude. Son visage est impossible à prendre au sérieux, trop gonflé et étourdi. Ses émotions se déchiffrent trop facilement, comme si elle était incapable de les contrôler. Peut-être que ça aussi, c'est un symptôme de l'autisme. Il faudrait que je vérifie. Je lui demanderai probablement un jour. 

— Si tu veux encore te moquer de moi, ça sert à rien. 

— Non mais ça m'intéresse vraiment. T'as eu un déclic ? Une révélation ? 

Elle fronce les sourcils. Ses joue boudinées écrasent presque ses yeux de rongeur. Plus je la regarde et plus je me demande ce qu'on pourrait faire de ces traits disgracieux avec un peu d'efforts. Est-ce qu'un relooking et une longue séance de maquillage suffiraient à la rendre passable ? Ou bien la nature l'a-t-elle simplement condamnée à la laideur, sans espoir de retour ? 

— Je sais que tu vas tout raconter à tes potes pour te marrer. 

— Je te promets sur tout ce que tu veux que j'en parlerai à personne. 

Elle aimerait me croire. Je la sens qui hésite. D'abord à cause de son sens des responsabilités qui la force à avancer notre projet de groupe plutôt qu'à me parler, et ensuite à cause du peu de confiance qu'elle a en moi. Mais évidemment qu'elle serait ravie qu'on ait une vraie discussion. Évidemment qu'elle a envie de se livrer. Contre toute attente, elle finit par dire :

— Je sais pas si c'est ça ta question, mais... si tu te le demandes, c'est probablement que c'est le cas. Au moins un peu. 

— Si je me demande quoi ? 

— Si t'aimes les filles. 

Je suis immédiatement prise d'un léger frisson. C'est la même sensation que lors d'une chute dans une montagne russe, quand le corps s'effondre vers le sol si vite que les entrailles paraissent remonter d'un coup. Je surveille les alentours pour s'assurer que personne ne nous écoute. 

L'amie de mon amiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant