Chapitre 47

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Lorsque Peter pénétra le bâtiment des domestiques, un silence pesant se fit aussitôt sentir. Les conversations chuchotées se figèrent, et tous les regards se tournèrent vers lui, aussi acérés que des lames. Des messes basses fusèrent, murmurées derrière des mains tendues, des sourcils froncés, et des yeux méfiants, comme s'il portait en lui quelque disgrâce. Peter baissa le regard, sentant son cœur s'alourdir dans sa poitrine. Mary, sa seule amie dans ce monde hostile, n'était plus là pour l'accueillir d'un sourire, et le vide de son absence semblait aspirer toute once de chaleur du bâtiment.

L'ombre des grandes poutres de bois sur les murs accentuait l'austérité du dortoir où s'alignaient, comme une rangée de soldats, des lits étroits recouverts de draps usés. Des chandelles vacillantes jetaient une lueur incertaine, éclairant par intermittence les visages fatigués des autres domestiques qui l'observaient. Ignorant les regards intrusifs, Peter se hâta jusqu'à son lit, où il espérait pouvoir s'isoler, ne serait-ce qu'un instant, des jugements et des suspicions.

-Peter ?

Le son doux, presque surprenant, de son prénom fit sursauter le garçon. Lady Vickridge se tenait à l'entrée, son visage figé dans une expression inhabituellement bienveillante. Malgré lui, Peter sentit une pointe de frustration monter. Il n'était pas d'humeur à recevoir une nouvelle remontrance. Cependant, à sa grande surprise, la gouvernante, d'ordinaire droite et sévère comme une statue de marbre, vint s'asseoir doucement sur le bord de son lit, comme si elle portait un fardeau qu'elle-même peinait à supporter.

-C'est lui qui vous envoie, n'est-ce pas ? demanda Peter d'une voix neutre, cherchant à deviner ses intentions.

Lady Vickridge le dévisagea avec une tendresse qui lui était rare, presque étrangère.

-Non, Peter. 

Elle fit une pause, comme si elle choisissait soigneusement ses mots.

-Tu sais, le Maître a eu une vie très compliquée. Je ne devrais pas dire cela, mais... il a été élevé dans la froideur de sa mère et a dû s'adapter.

Les mots flottèrent un instant, comme un secret qui n'aurait pas dû être révélé. Peter, malgré lui, ressentit une vague de curiosité mêlée à une pointe d'incrédulité.

-Pourquoi le défendez-vous constamment, Lady Vickridge ? s'emporta-t-il presque. Il est tout aussi impitoyable avec vous qu'avec moi.

La gouvernante prit une profonde inspiration, ses yeux se voilant d'une tristesse ancienne, comme si elle voyait bien au-delà des murs austères de ce dortoir.

-Il y a des choses que tu ignores sur cette famille, mon garçon, murmura-t-elle, presque pour elle-même. De lourds secrets, que le Maître lui-même ignore.

La phrase résonna comme un murmure du passé, un avertissement sans forme. Le regard de Lady Vickridge se perdit dans le lointain, fixant une fenêtre au verre trouble par laquelle on apercevait les ruines du domaine, battues par les vents, évoquant les vestiges d'une grandeur révolue.

-Que voulez-vous dire, Madame Vickridge ? insista Peter, sentant monter en lui une étrange angoisse.

La gouvernante soupira, contemplant un instant les ruines, les sourcils froncés.

-Les fantômes de ce domaine finiront par parler un jour...

Son visage, si serein un instant auparavant, fut soudain traversé par une lueur de panique. Elle se raidit, comme si elle regrettait déjà ses paroles.

- Enfin, je divague, Peter, excuse-moi. Cela doit être la fatigue, dit-elle en se levant précipitamment, comme pour échapper à ses propres mots.

Avant de quitter le dortoir, elle se tourna une dernière fois vers Peter, ses yeux prenant une expression d'une gravité étrange.

-Cela fait maintenant plus de trente ans que je sers la famille Harrington. Jamais je n'avais vu jusqu'à aujourd'hui le Maître se plier à la volonté de quelqu'un. Et encore moins pour un domestique.

Elle hésita, comme si elle luttait intérieurement pour ne pas en dire davantage.

-Ne sois pas trop dur avec lui. Il n'est peut-être pas aussi mauvais que tu le crois.

Puis elle quitta la pièce, laissant Peter seul avec ses pensées, les échos de ses paroles résonnant encore dans le silence oppressant du dortoir.

Le lendemain matin, Peter se rendit aux écuries. La fraîcheur matinale et le léger parfum de foin humidifié par la rosée du matin offraient un étrange réconfort, une pause bienvenue dans ses tourments. Wilfried, l'air toujours aussi penaud, les traits tirés par des jours de labeur, l'accueillit d'un sourire sincère, les bras ouverts. Cette simple présence avait quelque chose d'apaisant.

Peter sentit son esprit se détendre, et le travail manuel, bien que rude, lui semblait être une bénédiction. C'était une échappatoire à ses pensées, un retour à quelque chose de solide et tangible. À mesure qu'il nourrissait les chevaux, caressant leurs museaux tièdes et murmurant des mots doux, il avait l'impression de retrouver de vieux amis, des compagnons silencieux qui ne jugeaient pas, eux.

L'amant du Marquis Où les histoires vivent. Découvrez maintenant