La neige virevoltait, effaçant le monde sous son voile immaculé. Mes dents ne pouvaient s'empêcher de claquer et chaque respiration créait un petit nuage de fumée, comme si mon âme me quittait un peu plus chaque instant, décidant de fuir ce monde pour rejoindre les milliards d'autres semblables au ciel.
Une neige blanche, et au milieu, une silhouette sombre. Moi.
Mes pas résonnaient comme un bruit sourd au milieu de ce manteau blanc. J'enfouissais un peu plus mon nez dans mon écharpe de laine. J'avais l'impression d'être seul, avec aucun bruit pour me perturber. Mais derrière des fenêtres, à des coins de rues, se cachaient des silhouettes. Des belles silhouettes, des personnes identiques cachant peut-être, comme moi, leur part de différence au monde alentour.
Mon regard se perdit un instant vers un groupe de mendiants qui, serrés les uns aux autres, tentaient de se réchauffer près d'un petit feu au milieu de quelques brindilles, sans doute allumé par l'un d'entre eux.
Ceci ne suffirait pas à les sauver de l'hiver. Le monde n'avait aucune pitié maintenant. Les flammes rougeoyantes dansaient entre des mains grelottantes qui les touchaient presque. Je détournais le regard, incapable de supporter cette vision plus longtemps.
Eux étaient blancs comme la neige, moi j'étais noir comme la nuit.
Cela faisait des années que nous n'avions pas eu d'hiver aussi glacial. Le ciel pleurait-il lui aussi en voyant ce que devenait notre monde ? Je profitais du silence des rues, qui m'apaisait. L'église n'était plus très loin.
Je m'obligeais chaque seconde à faire un pas supplémentaire. Je me forçais à penser que c'était à cause du froid qui engourdissait mes membres, mais au fond de moi, je savais que c'était autre chose. Un malaise qui vivait tout entier en moi. Qui me dévorait de l'intérieur, dans le plus grand secret.
L'édifice de pierre me surplombait de toute sa hauteur. Avais-je d'autres choix que d'avancer vers lui ? Je pourrais peut-être faire demi-tour, me glisser au milieu des mendiants que j'avais vu quelques rues précédemment, écouter leurs histoires, les voir discuter de la dureté de leurs vies...
Non, je me sentirais encore plus mal. Aussi mal que ma place dans une église. De toute façon, il y avait des années que j'avais abandonné ma place.
Je croisais quelques visages autour du lieu de culte. Et j'avais cette désagréable impression de ne ressembler à personne. Dans les rires des jeunes couples, le sourire de leurs enfants, les regards complices des plus âgés, je me sentais en dehors de cette normalité.
Ibolya arriva près de moi, courant aussi vite que la neige et son long manteau le lui permettaient. Je sortais doucement mes mains des poches de mon manteau gris et les passais autour d'elle. Ses lèvres glacées vinrent délicatement se poser sur les miennes.
La froideur de l'environnement autour de moi m'avait imprégné. Je sentais les regards sur nous. Ces regards qui m'effrayaient, comme s'ils avaient le pouvoir de lire à l'intérieur de moi, et découvrir ce que je cachais précieusement. De voir l'homme brisé qui vivait en moi et se cachait derrière des illusions.
Or, je me persuadais que ce n'étaient que des regards d'admiration. D'apercevoir un jeune couple, qui avait devant lui toute une vie à dessiner. Admirant aussi Ibolya, une jeune femme au sourire lumineux, et au regard azur et bienveillant.
Ibolya avait toujours attiré les regards, à mon grand regret. Les yeux posés sur elle finissaient aussi sur moi. Moi, qui essayait d'être invisible, dans cette société où j'étais mal à l'aise. Elle souriait et respirait la joie de vivre. Je m'en voulais, d'être à côté d'elle, et quasiment sans vie.
Elle s'écarta et remit en place la broche en or sur son manteau, celle que je lui avais offerte quelques mois auparavant. Pour nos deux ans de relation.
Beaucoup diraient que j'avais de la chance. J'avais une femme magnifique, une petite maison bourgeoise près de la capitale, Budapest, et dans ce monde qui peinait à se reconstruire, j'avais réussi à gagner assez dignement ma vie. Pas des sommes énormes pour baigner dans le luxe, juste de quoi vivre correctement, manger ce que je voulais, évoluer dans un confort acceptable.
Je pouvais être heureux. Et pourtant...
Ce dimanche-là, devant les portes de l'église, j'aurais aimé être un de ces flocons, identiques aux autres, se perdant dans la masse de leurs semblables.
« Tu n'es pas comme eux. Regarde toi. Cache-toi derrière tous les artifices de ta vie agréable. Tu ne seras jamais un homme comme eux » me cria ma conscience. J'aimerais qu'elle se taise, se cache au fond de moi comme tous les sacrifices que j'avais dû faire jusqu'à aujourd'hui, pour n'être qu'une seule chose : vivant.
– Laszlo, tu viens ?
La voix d'Ibolya chassa ma mauvaise conscience. Elle était déjà sur les marches de l'église, m'attendant. Je fis un rapide signe de croix. Je me forçais à faire les derniers pas. Sous les regards autour de moi, je pénétrais dans l'immense bâtiment.
J'avançais doucement. Je n'étais pas à l'aise au milieu de cette église. Non pas parce que je ne croyais pas en Dieu. En fait, je ne savais pas si j'y croyais. Si jamais il existait, il ne croirait pas en moi.
Avant la guerre, la religion n'était que si peu présente. De rares personnes mettaient les pieds dans une église. Maintenant, nous n'avions plus le choix.
« Tout change. Mais toi, je sais que tu ne changeras jamais » m'avait dit mon père douze ans auparavant, quand il me quittait pour rejoindre l'armée hongroise, pour vaincre la menace russe. Il avait échoué.
Mais il avait eu raison pour cette phrase. Je ne l'oublierais pas. Savait-il, à l'époque, que je ne serais pas la personne que l'on attendrait de moi des années plus tard, quand le nouvel empire d'URSS régnerait sur le monde ? Qu'elle nous imposerait la religion orthodoxe ? Qu'elle nous changerait nos valeurs de vie ? Qu'elle édifierait une norme, à laquelle il faudrait se référer, sous peine d'être condamné ?
Cela devait être indéniablement l'église qui me rendait si nerveux. Au milieu de la foule qui me scrutait quand je marchais dans l'allée, ou toutes les représentations du Christ ou de la Vierge qui semblaient lire mon secret au travers ma peau, et cette l'impression de ne pas être digne de pénétrer dans leur lieu sacré.
Ibolya nous avait trouvé une place dans les premiers rangs, à côté de ses parents. J'échangeais une rapide poignée de main, sachant pertinemment que les miennes étaient moites, mais visiblement les parents d'Ibolya n'en firent aucun cas. Ils me regardaient avec le même regard qu'Ibolya, bleu et perçant, mais bienveillant.
C'était peut-être pire que les autres regards, car je savais que je n'étais qu'une personne décevante, qui leur cachait au plus profond de lui même.
Le prêtre de l'église orthodoxe commença à chanter, suivi des autres pratiquants. Ibolya s'y donnait à cœur joie. Peut-être parce qu'elle envisageait qu'on se marie ici au printemps.
Parmi les chants, parmi cette unité de voix, je demeurais encore comme l'intrus.
J'étais seul et différent. Un homme perdu dans ce monde détruit, dans un idéal où j'étais l'ombre. Leur danger.
«Laszlo, tu as toujours été différent. Avant la dictature de l'URSS, te souviens-tu comment tu étais ? Qui tu étais ?» me cria de nouveau ma conscience, qui souffrait au plus profond d'elle même. Elle qui demeurait l'unique son de mon silence.
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Alaska.
Science-Fiction[Continuité du livre Arizona, gagnant d'un Wattys 2016] [Il est possible de lire ce livre sans avoir lu Arizona] • Série : Divided States of America. Code Pénal Russe, s'appliquant au Grand territoire de Russie et ses alliés : « Article 1 : t...