21 novembre

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Il y a du bruit dehors. Je suis réveillée depuis longtemps. En fait, j'ai attendu désespérément Maxime, les yeux grands ouverts. J'ai tellement prié pour qu'il revienne - et pourtant, Dieu sait que je ne prie pas beaucoup d'habitude ! Je me précipite dehors. Ce n'est pas Maxime. C'est un vieux bonhomme, qui me pointe avec son fusil de chasse.

- Qu'est-ce que vous foutez là ? crie-t-il dans un souffle.

Je lève les mains. Vieux réflexe.

- Je... J'ai simplement dormi ici...

- Cassez-vous maintenant !

- D'accord, je récupère seulement mes affaires.

Je fais doucement marche arrière et je rentre dans la grange. Je remballe vite les affaires. Le vieux dehors tousse. Je l'entends qui a du mal à reprendre sa respiration. Je sors.

- Est-ce ça va ?

- Barrez-vous ! souffle-t-il.

Il a du mal à tenir debout. Je me rapproche, je voudrais l'aider, mais il se montre réticent.

- Barrez-vous !

C'est en me rapprochant que je vois sa peau. Le sang coule de tous ses orifices, suinte sur sa peau. Il a chopé cette saloperie de virus. Je le vois s'écrouler. Merde.

- Monsieur ! Monsieur, est-ce que ça va ?

C'est vraiment la pire question que l'on puisse poser à quelqu'un qui est par terre, en train de suffoquer. Je desserre son col, je le redresse un peu. Allez, accroche-toi. Je fais tout ce que je peux pour l'aider, mais je crois que rien n'y fera. Il crache du sang, se noie dedans. « Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie ». Phèdre, Racine. Théramène qui raconte la mort d'Hippolyte au père, Thésée. Moi, à côté de cet homme qui meurt dans son propre sang. Le mot tragédie est un mot bien faible pour décrire ce que je vis à ce moment.

Cet homme est mort dans mes bras. A cause de ce virus. Je suis restée prostrée dans la grange des heures durant, incapable de faire quoi que ce soit. Le fusil sur les genoux. Les yeux rivés sur la porte. Les sacs autour de moi. Je suis intouchable.

Maxime est arrivé, haletant, en sueur. Je l'ai pointé avec le fusil pendant de longues secondes avant de comprendre que c'était lui. Il m'a pris le fusil des mains et m'a serré dans ses bras. Tu es revenu, finalement. Tu en as mis du temps ! Si tu étais arrivé plus tôt, je n'aurais pas eu à tenir cet homme dans mes bras, agonisant, pendant des heures.

- Dis-moi que tu as les pastilles.

- Oui, je les ai. J'en ai plusieurs boites. On a de quoi tenir jusqu'à La Rochelle.

Il fait comme s'il n'avait pas vu le cadavre, dehors. Allez, on se tire.

-

On marche à travers les champs en silence. Chacun a pris son sac, je laisse de la distance. Je marche un peu devant, sur sa gauche. Il me lance des regards insistants. Il cherche mes yeux, il veut rétablir le contact. Mais je m'en fous. J'ai pas envie de lui parler, que ce soit avec les yeux ou avec les mots.

Ça fait des heures qu'on marche. Toujours pas un mot. On s'arrête finalement pour manger. Je ne le regarde pas dans les yeux. C'est lui qui brise le silence en premier.

- Camille, qu'est-ce qu'il y a ?

J'ai pas envie de lui répondre. Je t'en veux, c'est stupide, mais je t'en veux. Tu aurais dû arriver plus tôt. Tu n'aurais jamais dû me laisser avec ce pauvre type.

- Camille...

- Rien. Rien. C'est stupide.

- Dis-moi.

- C'est juste que...

Je m'arrête. Je le regarde.

- Non, c'est vraiment stupide.

- Camille ! Dis-moi à la fin !

- J'ai vu ce mec crever sous mes yeux ! explosai-je. Tout ça parce que tu n'es pas revenu ! Je t'ai attendu ! Je suis tombé sur cet homme, il m'a menacé et maintenant il est mort ! Si tu étais revenu avant la nuit, comme prévu, j'aurais pas vu ce mec mourir !

Je me tais et je secoue la tête, les lèvres serrées. J'aurais jamais dû lui dire ça. Il va être furieux. C'est normal. Mais pourquoi je lui ai dit ça ?

- Je suis désolée. Je voulais pas...

- Non, ce n'est pas grave.

Je lève la tête. Je le regarde, incrédule. Il me sourit, mais je vois ce voile de tristesse sur ses yeux.

- Je sais ce que c'est.

- Quoi ?

- Je sais ce que c'est. Je l'ai déjà vécu.

Là, je me sens vraiment stupide. Je suis stupide. Stupide, stupide, stupide. Je me mords la lèvre et je baisse les yeux.

- Excuse-moi... Je suis vraiment désolée.

- Je sais ce que c'est, de chercher le coupable, d'en trouver un qu'on estime légitime et de lui tomber dessus. Je ne t'en veux pas. C'est ce que j'avais envie de faire avec toi, lorsque ma femme et ma fille sont mortes. Je l'ai fait avec la CPI, à La Haye. Mais il faut que l'on se rende à l'évidence, Camille. Il n'y a pas de coupable, à part ce putain de virus.

Je le regarde, les larmes aux yeux. Je baisse la tête. Si, bien sûr qu'il y a un coupable. Celui qui a disséminé le virus. Virus sur lequel je travaillais. Sur lequel JE travaillais. Si je n'avais pas travaillé dessus, si on n'avait pas mené ces recherches sur Ebola et tous ces autres virus, si ces foutues maladies n'existaient pas, si...

Tout cela n'aurait jamais dû arriver.

Je me mets à rire, tout en essuyant mes larmes. Maxime me regarde sans comprendre.

- Je refais le monde avec des si et je suis en train de me dire que si on n'existait pas, on n'en serait pas là.

Il sourit.

- Je ne t'aurais jamais rencontré, si on n'existait pas.

Je rougis. Il a raison. Je me rapproche de lui et je prends sa main.

U4 - CamilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant