10. [Jasmina]

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La porte du centre de contrôle tremblait sous les coups incessants des faucheurs. Les secondes qui la séparait d'un sort funeste s'écoulait à mesure qu'elle réfléchissait à une alternative. Au-dessus du tableau de bord, elle vit un pied de biche piégé dans une prison de verre: c'était sa seule chance de s'en sortir. Alors elle ne réfléchit pas et brisa la vitre à mains nues. Quelques gouttes de sang coulèrent sur le sol. Le pied de biche en main, Jasmina donna des coups sur la fenêtre qui surplombait la piscine. Une dizaine de coup lui suffirent à briser la vitre.

Une fois sa besogne achevée, elle observa la distance qui la séparait du sol si elle sautait. Elle ne survivrait pas à la chute, ce n'était pas possible. Les faucheurs entendraient le bruit et viendraient immédiatement à sa rencontre. Une idée traversa l'esprit de Jasmina: si elle parvenait à simuler une fuite, elle aurait une chance de s'enfuir le temps que les faucheurs aillent voir le bassin.

La porte n'allant pas tarder à céder, elle scruta la pièce dans l'obscurité et devina la forme d'une chaise placée dans un coin. Délicatement, elle la saisit et s'approcha de la vitre brisée. De toutes ses forces, elle jeta l'objet en bois qui heurta la surface de la piscine éclaboussant les murs de l'eau rougie par le sang de John. Elle avait réussi. Ce qu'elle n'avait pas imaginé, c'était que les faucheurs seraient assez intelligents pour se séparer. Jasmina en était persuadée, les faucheurs voyaient dans le noir. Ils la verraient forcément s'ils parvenaient à entrer dans le centre de contrôle.

Soudain, elle eut une illumination: derrière la porte. Oui, c'était tellement bête qu'ils oublieraient peut-être de vérifier. Elle n'avait pas le choix. Ainsi, elle se glissa le long du mur et attendit patiemment que la porte finisse par céder. En contre-bas, le son de plusieurs voix forma un écho. Deux faucheurs étaient partis à sa recherche, un seul forçait alors l'entrée. D'un coup de pied ferme, ce dernier enfonça la porte qui   vacilla sur le sol: elle ne pouvait plus s'y cacher derrière. Dominée par la panique, elle était face à son échec. Mais la peur ne vaincrait pas sa détermination, elle trouverait une solution.

Le faucheur entra, laissant traîner sa faux, et étudia la vitre brisée en mille morceaux. Tandis qu'il contemplait la vue qu'offrait le centre de contrôle sur l'ensemble du bassin, Jasmina se baissa discrètement. Son cœur s'affola. Un seul son et le faucheur pouvait se retourner. Il fallait profiter de sa position. Même si sa pose d'empereur lui donnait une certaine puissance, il n'était pas en mesure de voir sa tendre proie œuvrer dans son dos.

Du bout de ses doigts, elle attrapa le pied de biche se releva doucement. Où frapper ? Avait-elle le droit de le tuer ? Ils n'avaient pas hésité, eux, à se débarrasser des boyaux de cet inconnu. Mais est-ce que leur attitude devait la pousser à devenir une meurtrière à son tour ? Elle ne voulait pas avoir du sang sur les mains, elle ne voulait pas ressembler à Papa. Non, Papa n'était pas un modèle.

L'alcoolisme de son père lui avait toujours donnée l'impression de ne pas exister. Elle était oppressée, même étouffée par cette relation malsaine. Admettre que son père préfèrerait passer une soirée devant la télévision avec sa bouteille de Scotch plutôt que de faire semblant de s'intéresser à sa vie ne serait-ce qu'une minute avait été difficile à accepter.

Maman y avait laissé sa peau. La seule personne qu'elle s'autoriserait à tuer, dans un moment de désespoir, c'était Papa. Il était plus simple d'expliquer qu'elle était orpheline que de se lancer dans des tirades pour démonter à quel point son père méritait plus de mourir que sa femme.

Lentement, Jasmina reposa le pied de biche par terre et recula comme si elle marchait sur un lit de braise. La porte étant tombée par terre, une issue de secours lui tendait les bras. Elle se faufila et parvint à atteindre la sortie du bâtiment, l'image des couloirs sombres était encore fraîche dans sa mémoire.

Méticuleusement, elle fit pivoter la poignée de la porte sans souci et laissa la fraîcheur de l'air du matin inonder ses poumons.

Au loin, elle vit le chemin menant à « Everlasting Wonderland ». Elle savait que s'y rendre ne serait que source de problème. Se faire avoir une fois, pourquoi pas, mais pas deux. Quelque chose intrigua Jasmina. Dans l'herbe, de légères traces de peintures formaient des T et dessinaient un sentier qui longeait de petites collines. Elle n'avait pas la tête à se poser des questions, alors elle suivit ainsi les traces sans trop réfléchir.

L'image des faucheurs n'arrivait pas à sortir de sa tête. Leur violence avait fait ressurgir de douloureux souvenirs. Lorsqu'elle marchait le long des collines, ses pensées restaient figées dans le centre de contrôle. Dominé par deux falaises, le sentier se refermait sur une vallée fermée de part et d'autre. Elle s'y sentait en sécurité, personne ne pourrait le voir depuis le haut.

Finalement, sa marche la mena devant le départ d'un télésiège. Voir un tel édifice au beau milieu de la nature de l'étonna pas. Vides, les nacelles tournaient en boucle les unes après les autres. Des barrières en bois délimitaient une queue surplombée par un écriteau où l'on pouvait lire « Télésiège du Rocher de l'Aigle ».

Tandis qu'elle voulut faire demi-tour, un grésillement survit à ses oreilles. En se retournant, elle vit un imposant faisceau formant une barrière qui semblait se rapprocher d'elle. Le télésiège étant au centre d'un cul de sac dont l'unique sortie était le chemin qu'elle avait emprunté, elle fut obligée de prendre une nacelle, sous peine de brûler vivante.

Le Jeu des FaucheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant