32. [Pauline]

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A peine remise du malaise qu'avait installé l'inconnu, Pauline continua à l'amadouer pour remplir sa mission:

-Il ne faudrait pas que le faucheur en contrebas ne pense à remonter vers nous.

-Oui, ce n'est pas faux ce que vous dîtes, tout porte à croire qu'il me suivait: cela faisait deux heures que je l'observais avant que vous ne me dérangiez, et il semblait être à la recherche de quelqu'un.

-Zut alors, nous sommes dans le beau drap, tenta de dire Pauline pour se fondre dans son langage.

-Eh bien qu'est-ce? demanda-t-il ronchonnant.

-Je n'ai pas le droit de boire plus de l'équivalent d'une potion en l'espace d'une demi-heure et j'ai déjà tout ingurgité il y a de cela une vingtaine de minutes.

-Ca ne fait rien, je n'ai que me désaltérer non? proposa-t-il.

-Mais oui, je n'y avais pas pensée! dit-elle sur un ton faussement crédule. Heureusement que vous êtes là!

Flatté par ses mots doux, l'inconnu se retourna de telle manière à ce que Pauline ne puisse pas voir sa bouche pendant qu'il buvait la potion. N'ayant pas la droit de montrer le moindre signe distinctif sous peine d'être exécuté, l'inconnu baissa son masque et siffla le flacon en une seule traite.

-Oh que c'est voluptueux, déclara-t-il, c'est ce qui manquait à ma cruelle vie: une touche de douceur. Dommage qu'il n'en reste pas plus!

-Il ne faudrait pas en abuser, pointa Pauline, c'est avant tout un outil de protection je vous rappelle, ce ne serait que trop déraisonnable !

-Oh oui mais moi et les excès, c'est une histoire d'amour tumultueuse vous savez, si je n'étais pas ici je serai surement en train de siroter mon verre de cognac. Oh le cognac... mon tendre ami, pourquoi m'a-t-on séparé de toi...dit-il prit d'une soudaine émotion.

"Ah ça pour être excessif", pensa-t-elle.

-Je vous aurai bien jugé de la tête au pied pour pouvoir vous critiquer allègrement, mais je ne peux pas avec votre accoutrement. Cela me fait penser à une agent secret, vous savez, avec les combinaisons intégrales?

-Oui, oui je vois.

-Non vous n'avez pas l'air. A défaut de posséder de douces boissons, vous ne semblez pas très, comment dire, cultivée, dit-il en blaguant.

-Je ne vous permets pas, monsieur, se défendit-t-elle en lui assénant une légère tape sur l'épaule.

-"Monsieur", ria-t-il. Je n'ai pas besoin de votre permission, vous savez, dit-il l'air assuré.

-Je n'ai pas besoin de votre permission pour crier et nous faire remarquer non plus, susurra-t-elle à son oreille.

-Je vous en prie, restez décente, dit-il sèchement. Je ne suis pas votre ami.

-Ah oui, alors qu'êtes vous? Dites-moi ça m'intéresse, demanda Pauline enjouée.

-Eh bien, si je considère que vous êtes une femme, vous seriez surement une de celles qui prônent encore les années folles et ainsi une personne que je n'estime pas tellement, et si vous étiez un homme, vous seriez sans doute l'un de ces Dom Juan des cités, vous savez, ces rats de bas étage?

-Je vous demande pardon?

-Qu'il y a-t-il? Si vous vous emportez de la sorte, j'en conclu que vous êtes un homme, n'est-ce pas?

-Sans doute, je vous laisse le bénéfice du doute, soupira-t-elle.

Pauline ne comprenait pas l'attitude de cet inconnu qui semblait avoir perdu son sens de la politesse. "Bien trop franc à mon goût", se dit-elle.

-Dites-moi, votre breuvage me parait étrange. J'ai un mal de tête depuis que vous me l'avez fait boire, dit-il.

-Cela doit être autre chose monsieur. Par contre, si des remontées gastriques vous prennent, ne soyez pas étonné.

-Allez-vous arrêter avec vos histoires de météorismes? cria-t-il. Je ne souhaite pas m'exprimer là-dessus, cela ne concerne que moi et mon...

-Et votre? demanda-t-elle amusée.

-Vous avez très bien saisi ce dont il est question ! Oh vous savez, vous et vos bêtises vous me rappelez ma tendre adolescence, quand je flânais dans les rues à chanter jusqu'à point d'heure avec mes amis. Ô que ce temps est loin maintenant. Vous savez, nombreux sont les personnes qui me conseillent de ne pas perdre mon brin d'originalité, et qui me disent même de le cultiver. Je n'ai qu'une vie après tout, mince. Je m'en vais.

-Quoi? Mais où allez-vous? demanda Pauline inquiète.

-Je m'en vais chanter tant que la jeunesse est encore vivante. Vive l'amour, la joie et la bonne humeur, cria-t-il, vive la République et vive la France !

D'abord désespérée, Pauline comprit vite que son attitude n'était autre que le résultat du poison qu'elle lui avait donné. Elle devait faire quelque chose avant qu'il ne se jette dans la gueule du loup. Profitant de son état seconde, Pauline se lança:

-Monsieur, chuchota-t-elle en se dirigeant vers le bord de la falaise, venez vite, j'ai quelque chose à vous montrer.

-Ah oui? Qu'est-ce? demanda-il intrigué.

-Il s'agit du bracelet de la musique éternelle, dit-elle en s'en voulant encore plus pour ses inventions de plus en plus affligeantes. Venez donc l'essayer !

-Dis donc, c'en est un nom ça ! A quoi sert-il?

-Oh vous savez, à pas grand chose pour le plupart des personnes. Mais pour d'autres, les vrais amoureux de la musique, vous savez, c'est aussi précieux qu'un trésor. Cela vous permettra de ressentir la musique au plus profond de votre être.

-Fantastique ! s'exclama-t-il, que faut-il faire pour que cela marche?

-Rien de bien méchant, il faut que vous l'attachiez à vos deux mains et le tour sera joué !

L'inconnu s'exécuta.

-Au fait monsieur ! s'exclama-t-elle.

-Oui très chère?

-Il faudra remonter votre masque de telle manière à ce que l'on ne puisse pas vous entendre chanter, il ne faudrait pas que le faucheur vous entende!

-Oh oui, naturellement. Je ferai attention.

-Pour une expérience optimale, je vous conseille également de configurer votre masque pour que vous ne puissiez plus rien voir du tout, vous pourrez ainsi plus facilement vous imaginer dans une discothèque !

Sans même même qu'elle eut le temps de lui vendre son idée absurde, son masque était déjà réglé. Maintenant qu'il était aveugle, muet et attaché à chacune des mains par un corde différente, Pauline n'hésita pas à le pousser et le laissa tomber dans le précipice. Observant la scène depuis en haut, Pauline constata à quel point elle devait avoir l'air bête tout à l'heure à son réveil.

Débarrassée de cette nuisance et sa mission d'empoisonneuse accomplie, elle alla remettre derrière le buisson et déjoua les faucheurs.

Enfin, pour cette nuit.

Le Jeu des FaucheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant