Le Jeu des Faucheurs

Prologue - [Edward]

Le matin, Edward se levait de mauvaise humeur, la tête dans le cul et les pensées encore enfouies sous sa couette. Pourtant, en ce premier janvier, quelque chose était différent. Edward se leva du bon pied, s'habilla du mieux qu'il put et fit même attention à coiffer ses cheveux noirs en y agrémentant une légère touche de gel acheté la veille.

Heureux, il ne l'avait jamais vraiment été. Sa vie familiale avait toujours été une catastrophe. In fine, il passait plus de temps en compagnie de sa solitude que de sa propre famille. Heureusement, un évènement avait interrompu sa routine morbide pour lui redonner un brin d'espoir: Edward passerait bientôt à la télévision.

La chance d'avoir été sélectionné comme candidat pour participer à une télé-réalité lui avait mis le baume au coeur et lui avait apporté cette once de joie qui lui manquait terriblement. Pour une fois, il se sentirait exister, il aurait une place à l'écran où il pourrait s'exprimer en sachant qu'on l'écouterait. Cela ne constituerait pas un projet de vie, il en était conscient, mais cela ne l'empêcha pas de vouloir tenter sa chance.

- Chéri, appela sa mère d'une voix mielleuse, il est l'heure d'y aller.

À toute vitesse, Edward descendit les marches d'escalier avec sa valise. Pour une fois, un vrai sourire s'affichait sur son visage. Lorsqu'il sortit de chez lui pour de se rendre au studio, il n'arrivait pas à réaliser que la soirée de lancement était enfin là, ce soir, devant des millions de téléspectateurs. Sa vie prenait sens, sa vie changeait.

- Comment tu te sens? demanda sa mère en ouvrant le coffre de la voiture.

- Je sais pas trop, avoua-t-il, j'ai un peu peur mais en même temps j'ai vraiment hâte d'y être.

- Tu sais, ce qui compte, c'est que tu restes toi-même. Ne te laisse pas influencer par les autres candidats.

Elle ouvrit à moitié sa portière et s'arrêta.

- Tu me le promets, dis ?

- Maman, je sais, tu me le répètes depuis deux semaines ... souffla-t-il en prenant place à l'avant de la voiture.

- Bah tiens ! Depuis quand tu écoutes ce que je te répète à longueur de journée ?

- Oh ne commence pas ...

- Non mais attends, dit-elle en entamant sa marche-arrière, ce ne sont pas des paroles en l'air parce que...

- Maman ! hurla-t-il.

Le véhicule s'arrêta net. Le temps aussi. Quelqu'un donna un coup dans l'arrière de la voiture. Elle avait failli écraser quelqu'un sans même s'en rendre compte. La mère d'Edward se retourna et vit une jeune fille en train de lui faire un doigt d'honneur. Révoltée par la désinvolture de la conductrice, la jeune blonde dévisagea avec insistance la mère avant de lever les yeux au ciel et d'allumer sa cigarette.

Edward vit en cela un mauvais présage, un signe, celui que cette nouvelle expérience n'était en fin de compte pas une bonne idée. Il avait beau tenter de partager ses doutes sur sa participation à l'émission, sa mère, encore assommée par l'accident qu'elle avait failli provoquer, se contenta de hocher la tête sans vraiment l'écouter.

Une fois les innombrables carrefours de la ville de Stella traversés, la voiture arriva devant le studio sans nouvelle encombre. Edward embrassa sa mère et lui adressa un sourire ultime avant de refermer le coffre derrière lui. Enfin, il y était: le siège de TVGOO, la nouvelle production de télé-réalité qui suscitait le débat sur Twitter.

Alors qu'il s'apprêtait à entrer dans le bâtiment, il sentit quelque chose de chaud lui brûler les pieds. Un soupçon de haine dans le regard, Edward se retourna et tomba sur un jeune homme. Un petit blond maladroit et charmeur.

- Heu, je suis vraiment désolé, mon café m'a glissé des mains ...

Edward ne répondit pas et tenta de garder son calme. Non, il ne venait pas d'acheter des nouvelles chaussures exprès pour le tournage, ce n'était pas vrai et la vie était belle. Non, il ne venait pas de perdre les quatre-vingt euros qu'il avait durement économisé pour la soirée.

- Vraiment, je suis désolé, je suis ...

L'inconnu n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'Edward avait déjà repris son chemin faisant mine de rien.

Même si le blond donnait l'impression qu'il l'avait fait exprès, les mille et une fois où il s'excusa firent comprendre à Edward qu'il ne s'agissait que d'un simple accident. Pour autant, il ne se laissa pas décourager et tenta de dédramatiser la situation. Il se pressa de passer l'entrée et en oublia de tenir la porte derrière lui tandis qu'une jeune brune le talonnait.

- Allô ? J'existe !

Edward n'eût pas le force de répondre. Après s'être rapidement fait sermonner à propos de l'importance de la politesse en société, il parvint finalement à calmer de ce qu'il pensait être une lourdeur féministe. Il franchit les deux imposantes portes en verre qui donnaient sur d'immenses locaux refaits à neuf. Subjugué par la beauté du lieu, il ne parvint pas à en croire ses yeux : tout était moderne, épuré, symétrique. Il eut l'impression d'être déjà une star et croyait qu'on lui faisait une mauvaise blague. Impossible, tout cela rien que pour lui. Le pire étant que cela en était vraiment une, de mauvaise blague.

Le bâtiment de TVGOO était le dernier souvenir qu'Edward garderait avant d'entrer dans le Jeu des Faucheurs. Lui, la fumeuse qui avait failli se faire écraser, le maladroit qui avait renversé son café et la chieuse de la porte s'apprêtaient à faire partie intégrante d'un évènement qui changerait leur existence. Quelque chose qui mettrait leur vie entre parenthèses en vue de les pousser dans leurs retranchements. Si la télé-réalité n'était qu'un leurre pour les attirer, la dangerosité du Jeu des Faucheurs deviendrait une réalité qu'ils mettraient du temps à accepter.