53. [Cinks]

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Face à l'immense miroir qui surplombait son bureau, Cinks réajustait sa cravate rouge afin qu'elle ne dépasse pas d'un centimètre: briser l'esthétisme de son costume était impensable. Ce soir, tout devait être parfait. Rien, oui, rien ne pouvait différer de ses prévisions. Le nombre des morts était anormalement faible, cela ne pouvait être toléré. Même si tous les moyens avaient été employés pour que cette nuit soit parfaite, il n'était pas certain de la manière dont l'expérience allait évoluer. A vrai dire, personne ne le savait. Chaque joueur était différent et de la richesse des comportements humains découlait une infinité d'interactions entre eux.

En repensant aux cinquante joueurs initiaux, les décisions qui avaient été prises quant aux présélections avaient en fin de compte amené à ce qu'il recherchait: une diversité qui ne cessait de le divertir. Plus le temps passait, plus les relations commençaient à se développer. 

Un rictus le prit lorsqu'il songea aux soupçons des innocents à l'égard des faucheurs. Personne n'était sur la bonne piste, personne ne s'apercevait qu'ils étaient en train de creuser leur propre tombe. Malins, les faucheurs agissaient tapis dans l'ombre et, l'air de rien, n'avait plus qu'à expirer le souffle de la mort sur n'importe quel innocent pour que celui-ci ne s'en aille et emporte ses théories fumeuses avec lui.

Pourtant, il avait bien fait les choses: une part équitable d'hommes et de femmes dans les rangs des faucheurs, une répartition quasi parfaite dans les tribus. Et les rôles, mais oui les rôles ! Parlons-en des rôles ! Presque une dizaine et aucun joueur encore capable d'en faire bon usage? Mais comment feraient-ils lorsque leurs amis, leurs amours s'envoleraient sous leurs yeux? Pleureur? Se laisse mourir de chagrin? 

Lui qui pensait que les relations à l'eau de rose domineraient, il restait presque attristé de voir que les coups bas étaient en surnombre, et cela même au sein tribus. "Cela viendra", pensa-t-il, "il faut leur laisser du temps". 

Cinks faisait partie de ces personnes qui ne dormaient que très peu la nuit, pas nécessairement à causes de diverses insomnies mais, chanceux qu'il était,  il n'avait jamais eu besoin de dormir plus de cinq heures par nuit. Ces pauvres heures étant calées sur celles où les joueurs se reposaient, il ne manquait pas une seule miette du Jeu des Faucheurs.

Rien que de penser au nom du jeu, il en eut des frissons. Une fois terminé, tout le monde parlerait de lui, de son invention, toute la presse lui consacrerait les couvertures et sa fausse lettre de décès ferait le tour du monde. "Merci, les réseaux sociaux, merci les fake news", dit-il à haute voix en marquant une révérence. 

Contrairement à ce qu'il pensait, son fils était parvenu à survivre. Il irait même pousser son enthousiasme  jusqu'à admettre qu'il s'était bien débrouillé. Depuis le début il en était persuadé: ils partageaient le même sang, les mêmes vices et la même haine enfouie au fond d'eux qui ne demandait qu'à être réveillé pour donner le meilleur d'eux-mêmes dans meilleurs comme dans les pires moments. De toutes façons, il n'en voulait pas de ce fils si ce dernier n'était pas capable de remporter le Jeu des Faucheurs. 

A chaque fois qu'il repensait au nom du jeu, il s'imaginait le visage des joueurs lorsqu'ils découvriraient les embûches qu'il avait semé sur leur chemin. S'il pouvait leur donner l'envie de se suicider ne serait-ce qu'un moment, il n'en gagnerait que quelques heures de sommeil. Lorsque le bonheur laissait tomber un de ses flacons entre ses mains, s'en parfumer l'aidait à dormir plus longtemps, même s'il n'en avait pas besoin, mais cela était une manière, bien qu'inutile, de marquer physiquement ce sentiment qui n'était que passager. Rien ne le rendait plus heureux que la souffrance d'autrui.

Le train du bonheur, il l'avait loupé. Depuis toujours il était abonné à une sorte de wagon de l'amertume qui, avant de s'arrêter à un endroit où son existence pourrait être agréable,  l'emmenait loin de la vie parfaite et paisible qu'il rêvait secrètement de mener. Alors, la posture exemplaire et le regard droit, il suivit ces rails, sortit de son bureau, referma la porte derrière lui précautionneusement et traversa la couloir qui menait à la salle des armements.

Majestueux tant par sa taille que par sa décoration moderne, cet endroit regorgeait d'instruments sordides en tout genre. Le soir, sa routine l'amenait à arpenter la pièce comme s'il faisait semblait de la découvrir. Il s'amusait toujours à imaginer l'outil qui causerait à la fois le plus de souffrance et une mort des plus lentes. Parfois même, lorsqu'il parvenait à se décevoir lui-même, il venait ici, sortait un instrument au hasard de sa vitrine et se rendait dans ce qu'il appelait la salle des aveux où il laissait ses fantaisies le guider.

Ainsi, délicatement, il ouvrit un vitrine qui était restée intacte depuis qu'il l'avait faite poser et sortit son nouveau chat à neuf queues: une édition collector de cinquante centimètres de longueur. Le fouet à neuf lanières dans la main gauche, il se dirigea vers la vieille armoire au fond de la pièce. Adepte de films en tout genre, il s'était procuré une armoire qui permettait d'accéder à une pièce dont personne ne connaissait l'existence excepté lui. Il s'était réservé l'accès à la salle de ses rêves seulement dans les moments où la déception était extrême.

Agenouillé devant l'armoire, Cinks tâtonna un instant avant de trouver le bouton qu'il avait dissimulé sous l'ancien meuble en bois. En l'espace de quelques secondes, il avait mis son masque qui lui permettait de voir dans le noir et s'était plaqué le dos contre l'armoire le temps que la rotation ne commence. A mesure que le sol pivotait, il laissa l'émerveillement l'envahir à la vision du décor de la pièce secrète qui se dessinait petit à petit. Sa joie atteignit son apogée lorsqu'il vit la chaise de torture au fond de la pièce.

"Bonsoir, Pauline"


Le Jeu des FaucheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant