60. [Jasmina]

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"Maison du Sens, Maison du Sens, Maison du Sens", se répétait Jasmina pour tenter d'oublier l'horreur de son acte. Elle, jeune fille, innocente, qui avait du sang sur les mains, la mort d'un inconnu sur la conscience? Elle le savait, le faucheur l'aurait tuée sans même hésiter une seconde, mais elle ne voulait pas se rabaisser à son comportement idiot et finalement, c'était peut être tout ce qu'elle avait entrepris. Elle se demanda si elle n'aurait pas dû attendre sagement de se faire tuer en criant qu'elle ne se soumettrait jamais à la violence des faucheurs ainsi qu'à leurs rites malsains, ou bien, au contraire, s'il était légitime de tuer des personnes dont l'esprit était perverti. Tuer pour défendre ses idées ou mourir pour diffuser un message au monde entier? Quel voix était plus forte?

Elle le savait, il n'y avait pas de bonne ni de mauvaise réponse, simplement Jasmina en bas d'un mur dont la hauteur montrait jusqu'où elle était prête à aller lorsque l'on évoquait certains souvenirs douloureux.  Elle n'y pouvait rien, c'était malgré elle, mais cela faisait également partie d'elle. Certes, elle s'effrayait elle-même, mais il était nécessaire d'accepter ce trop-plein de haine, de le dompter pour le transformer en quelque chose de positif, en une force qui servirait ses idées et défendrait ses principes.

Alors, elle refoula l'image du faucheur mort pour s'abandonner pleinement à l'image de la Maison du Sens. Elle s'y efforça pendant plusieurs secondes, plusieurs minutes, jusqu'à que cette maudite maison fasse corps avec son esprit, jusqu'à qu'elle ait l'impression d'y être. Jasmina avait entièrement saisi le rôle qu'on lui avait attribué: c'était en se fondant entièrement dans le lieu qu'elle s'imaginait que le sortilège fonctionnerait.

L'image de la maison devenait de plus en plus présente, rien d'autre n'existait, il n'y avait que cet édifice. Lorsqu'elle se demanda à quoi pourrait ressemblait une "Maison du Sens", elle se le représenta comme une maison où les secrets cachés du monde étaient expliqués, là où tout pourrait enfin prendre sens, là où l'existence futile de certaines personnes seraient valorisées, une machine à espoir que son père aurait dû lui acheter.

Elle se dit qu'un jour, si elle avait la possibilité de créer une Maison du Sens, elle construirait cinq couloirs: le toucher, l'ouïe, l'odorat, le goût, la vision. Elle alla même jusqu'à s'imager que chaque couloir ferait vivre une expérience unique à celui qui s'y aventurerait et l'illuminerait quant à la raison de son existence sur Terre. Son esprit voyageait, imager sa vision de la Maison du Sens lui donna presque envie d'en construire une pour être éclairée sur les points d'obscurité de sa vie qu'elle n'était jamais arrivée à expliquer.

A force d'y penser si fort, elle ne réalisa pas tout de suite que le sortilège avait fonctionné et que la téléportation avait fonctionnée: Stanislas et Jasmina était là, devant la Maison du Sens face à deux innocents. Lorsqu'elle vit que la tenue de son binôme était identique à celle de l'un d'entre eux, elle comprit qu'ils étaient frères de sang et qu'ils communiquaient depuis le début grâce à cela.

Mais ce détail ne l'intrigua pas plus que l'écriteau la Maison du Sens. Tandis que son coéquipier était occupé à raconter leurs péripéties et la manière apparemment "épique" dont elle avait tué le faucheur, Jasmina préféra se balader dans ce lieu qu'elle s'était efforcée d'imaginer. Une fois la porte d'entrée passée, elle se retrouva nez avec un écriteau: "Allée du Toucher".

La manière dont elle s'était imaginé le lieu semblait identique à la réalité, comme si elle avait créé cette Maison par la pensée. N'en croyant pas à ses yeux, elle recula et se laissa saisir par la panique: ce n'était pas possible, ce n'était même pas logique. Elle ne voulut pas admettre que cette arène avait quelque chose d'étrange. Comment pouvait-elle être liée à un endroit pareil, et surtout pourquoi?

Ne voulant pas éveiller les soupçons chez ses camarades innocents, elle rejoignit les autres l'air de rien. Son esprit était préoccupée par cette question, mais il ne fallait pas le montrer. Jasmina n'était pas comme ses filles sur Instagram, se mettre un filtre restait compliqué et hors de sa nature. Mais lorsque le besoin est là, le choix s'impose et faire semblant devient une évidence.

Au moment d'ouvrir la porte pour sortir, elle distingua dans le noir ses trois coéquipiers immobiles et agenouillés devant elle. Les masques que portaient chacun des joueurs empêchant de lire à travers leurs regards, seuls les signes désespérés de son binôme qui lui indiquer de reculer lui firent penser que quelque chose ne tournait pas rond.

L'absence de logique caractérisant bien trop souvent le comportement de Jasmina, cette dernière se décida finalement à sortir de la Maison pour comprendre ce qui se passait. Dès la seconde où elle franchit la porte, elle fut attrapée et se retrouva plaquée contre le sol, le masque dans la terre. Alors qu'elle essayait de se débattre du mieux qu'elle pouvait, elle parvint vaguement à identifier son agresseur, probablement un faucheur qu'elle avait rencontré dans la piscine municipale. Malgré ses tentatives désespérées de se défaire des mains de son agresseur,  le faucheur la maîtrisa rapidement avant de la saisir par la tête et de lui annoncer droit dans les yeux qu'elle paierait pour avoir tué l'un des siens.

Le Jeu des FaucheursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant