14) Inhabituels

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Je croisai les bras en observant la prestation de Javi depuis la Green Room. A côté de moi, Daisuke faisait de même mais me jetait des coups d’oeil à intervalle régulier. Ça se présentait mal, j’allais perdre alors que nous étions au Japon, les journalistes n’allaient plus me lâcher….
Je soupirai et me renfonçai dans la banquette en attendant le Kiss&Cry.

-Tu détestes perdre.

Ce n’était pas une question mais plutôt une affirmation, et je me tournai vers mon compatriote.

-Surtout ici, alors comment tu peux supporter ça ?, continua-t-il en me scrutant avec curiosité.

Le « ça » devait englober beaucoup de choses et de situations mais se résumait finalement à la personne se tenant en ce moment à côté de Brian et qui se faisait chaleureusement féliciter pour son Season Best…

-Tu le fais juste pour ton image médiatique ?, demanda-t-il avec méfiance.

-Certainement pas ! Je n'ai pas besoin de ça pour avoir une bonne image.

Je haussai les épaules.

-Je n’aime pas perdre, jamais. La prochaine fois je gagnerai mais c’est Javi, alors ça va...

-Quand j’ai entendu que tu allais t’entrainer avec quelqu’un d’autre, je me suis dit que c’était ce qui te convenait le moins… Je suis surpris.

Je ne répondis pas et me levai pour enlacer mon partenaire qui venait d’entrer et le féliciter. Il me répondit avec un grand sourire et salua poliment Daisuke en lui serrant la main. On partit ensuite de nouveau vers la glace en discutant pour la cérémonie des médailles et pendant tout le trajet je sentis le regard du médaillé bronze dans mon dos.
Je décidai de l’ignorer et de simplement le mettre sur le compte de sa curiosité.

Nous étions en pleine répétition pour un gala quand je me rendis compte que plusieurs patineurs me regardaient de la même façon que Daisuke depuis un bon moment, et je finis par me demander qu’est-ce qui les fascinait autant. Certes je m’entendais bien avec Javi alors que nous étions adversaires, mais ce n’était quand même pas si incroyable que ça…

-Je ne sais pas si on peut dire que c’est exceptionnel, mais en tout cas la situation est suffisamment inhabituelle pour attiser la curiosité, analysa Patrick pendant l’une des pauses alors que je lui avais fait part de mon incompréhension.

-Il y a pleins de patineurs qui s’entrainent avec d’autres, protestai-je. Ce n’est pas inhabituel !

-Si tu regardes, ceux qui s’entrainent ensemble ont quand même des niveaux différents qui évitent les comparaisons, ou les déceptions, alors que vous deux, vous vous disputer vraiment le podium. D’habitude ce genre de binôme marche plus ou moins bancalement les premiers mois ou les premières années et se dégradent complétement jusqu’à ce que les deux sportifs ne puissent plus se voir à cause de leur rivalité. C’est humain et ça vaut pour tous les sports ! Donne moi un autre exemple qui ressemble à votre cas. Dans n’importe quel domaine, même en dehors du sport…

Je me mordis la lèvre en réfléchissant. Ça devait forcément exister, mais comme ça, d’un coup…

-Je t’assure Yuzuru, votre cas est relativement unique. Au début, quand je vous voyais ensemble je me disais que ça n’allait pas durer et que l’un d’entre vous craquerait en moins de deux saisons mais j’ai eu tort ; mea culpa. Cela dit, sans vouloir jouer le casseur d’ambiance, je pense que votre relation ne durera pas indéfiniment : avec la pression des JO, votre niveau qui va maintenant vous permettre de disputer tous les deux le podium aux mondiaux… Il y aura un moment où la compétition prendra le pas sur votre relation… Franchement si vous survivez déjà aux JO sans vous tapez dessus, je serai admiratif...

Je grimaçai pour toute réponse, m’éloignant de lui. Je n’aimais pas ce qu’il racontait, je n’avais jamais pensé à ce qu’il arriverait si Javi décidait d’un coup de couper notre amitié, voir de changer de coach parce que la situation ne lui convenait plus… L’idée de m'entraîner seul me paraissait vide de sens, je ne l’imaginais même pas, de la même façon que faire une compétition seul, sans la présence à la fois stimulante et rassurante de mon partenaire me semblerait déplacé. Les choses avaient bien changées depuis mon arrivée au Club mais je ne savais pas trop quoi en penser…

-Yuzu tu n’aurais pas vu mes gants ?

Je relevai la tête vers Javi qui était en train de fouiller son sac, appuyé en équilibre instable sur le bord de la patinoire. Ses patins allaient déraper et il allait se ramasser par terre, je me figurais très bien la scène…

-Tu as encore oublié tes gants ?, soupirai-je en m’approchant.

Il oubliait toujours quelque chose : ses gants, sa serviette, sa gourde… J’avais même dû lui prêter un de mes pantalons* une fois parce qu’il n’avait pas pris suffisamment de change dans sa valise (Brian ne s’en était pas rendu compte, heureusement pour lui). Un jour, il oublierait probablement ses patins…

-Je suis sûr de les avoir pris ce matin, continua-t-il.

Je me contentai de lever les yeux au ciel et fouillai dans mon propre sac, en sortant une paire de gants supplémentaires. J’avais fini par avoir l’habitude de ce genre de situation et j’étais prêt à toute éventualité maintenant…

-Tiens. N’abime pas, le menacai-je.

Il les prit joyeusement, sans paraître surpris de me voir les sortir : on était deux à avoir l’habitude après tout…
Je secouai la tête en le regardant s’éloigner sur la glace avec un air heureux. Cette fois-ci, je compris mieux pourquoi les gens nous dévisageaient ainsi, même si pour moi tout ça paraissait naturel maintenant. En effet, les choses avaient vraiment bien changées, mais où cela allait-il nous conduire ?…

*{True story : Javi a bel et bien été vu pendant un entrainement avant une compétition portant un pantalon de la Team Japan. On ne saura probablement jamais le fin mot de l'histoire mais bon...}

{Aujourd’hui (2018), il y a plusieurs patineurs qui pourraient suivre ce schéma. Je pense à Nathan et Adam, et Evgenia et Alina. Cependant, même si ce sont de très bons patineurs Adam n’est pas une “menace” pour Nathan (du moins pas telles que sont les règles pour le moment) et pour Alina et Evgenia… On a vu ce qui c’est passé après les JO (ceux de Pyeongchang) : leurs relations étaient très bien avant mais dès que la perte est devenue trop lourde, ça n’a plus marché. Et pourtant, elles ont pris la première et la deuxième place, ce qui n’est techniquement pas une “défaite”. En comparaison, si on prend l’or de Yuzu à Sotchi et la quatrième place pour Javi… Je ne vous fais pas un dessin.

Sans compter que Yuzu a de nouveau gagné pour les mondiaux avec une saison incroyable. Puis a perdu deux fois d’affilé (cough*argent*cough) face à Javi pour les mondiaux suivants (et je pense qu’avec sa compétitivité, il a eu beaucoup de mal à le digérer, quoi qu’on en dise), et ils sont restés proches. Je ne parlerai même pas de leurs différences de culture (littéralement opposée) ou de la surmédiatisation de Yuzu face à l’ignorance quasi totale de Javi chez lui.

Honnêtement, tout (et pas que la compétition) s’opposait à leur amitié, et pourtant ils ont réussi, même s’ils ont dû avoir des hauts et des bas. Je trouve ça aussi magnifique qu’admirable…}.
Bref.

Ice KingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant