53) Nationales

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Les rumeurs commençaient. Je venais de déclarer forfait pour les nationales et la grande question qui résonnait partout était : et les Jeux Olympiques ?
J'étais de retour à Toronto, toujours aussi suivi médicalement, et je ne pouvais toujours pas poser un seul pied sur la glace. J'avais eu la chance de trouver une médecin qualifiée au Canada qui était japonaise et même en étant horrifié par l'état et les antécédents de mon dossier (je faisais souvent cet effet là) elle m'avait accepté comme patient.

Le fait que je sois de retour à Toronto était à double tranchant : d'un côté j'avais fui la pression insupportable au Japon et la solitude qui m'y étouffait, d'un autre côté la présence si proche et pourtant inatteignable de la patinoire me faisait vraiment souffrir. En plus Javi continuait son entraînement avec une détermination plus forte que jamais parce qu'il savait que ça allait être ses derniers Jeux et qu'il voulait un podium, surtout après son raté au GPF. Je m'étais excusé pour ça, parce que clairement mon état l'avait affecté pour qu'il rate avec autant de panache, mais il avait dit que ça n'avait rien à voir et que tout le monde avait ses hauts et ses bas : je n'y croyais qu'à moitié.

En attendant il était bien parti pour l'avoir son podium et moi j'étais bien parti pour rater ma chance de défendre mon titre. Et ça me détruisait, je n'en pouvais plus : tout le monde me scrutait, la Fédération me mettait la pression, je me maudissais d'être tombé aussi bêtement et voir Javi ou même Junhwan s'entraîner pour les JO m'enfonçait encore plus.
Je n'arrêtais pas de me demander pourquoi ; pourquoi maintenant, pourquoi moi, pourquoi avec une telle gravité ?! Mes ligaments étaient parfaitement remis, une de mes fractures du péroné aussi mais j'en avais encore une autre en voie de guérison et celle du tibia avait vraiment une sale tête.
Je faisais des efforts, j'essayais de ne pas être de trop mauvaise humeur parce que ce n'était la faute de personne et que les autres avaient aussi leurs propres pressions, mais c'était dur. Javi avait bien senti le problème et me laissait donc de l'espace tout en essayant de me soutenir : je lui en étais infiniment reconnaissant sans pouvoir vraiment l'exprimer. Parfois, je ne disais rien pendant toute une journée, enfermé dans mes pensées et pas suffisamment motivé pour traduire en anglais, parfois j'en voulais à la terre entière avec Javi en première ligne et je me détestais pour ça, parfois j'explosais en sanglots sur le canapé sans pouvoir m'arrêter, parfois le stress me submergeait et je vomissais mes repas, sang compris, et ça me paniquait encore plus... Je pense que personne n'avait jamais connu une préparation pré-olympique aussi désastreuse. J'en avais marre, j'étais fatigué, j'avais l'impression que si je ne faisais pas les Jeux Olympiques ma carrière et ma vie se réduiraient en poussière, tout ça pour une stupide blessure. J'étais à bout.

C'est pour toutes ces raisons, et sûrement d'autres dont je n'avais même pas conscience, que j'avais craqué à un moment et que malheureusement à ce moment j'étais seul avec Javi. Ce n'était pas une excuse pour lui avoir crié dessus, pour tout lui avoir mis sur le dos alors qu'il n'y était pour rien, ce n'était pas une excuse pour avoir sous entendu qu'il devait être heureux que je sois hors course pour pouvoir avoir une opportunité de médaille, ou qu'il ne pourrait jamais me comprendre parce qu'il n'avait pas la pression d'un pays derrière lui et que l'Espagne se fichait bien de ses résultats, c'était encore moins une excuse pour avoir dit que personne n'attendait rien de lui, ou que nous ne serions jamais pareil parce que j'étais prêt à tout sacrifier pour l'or alors que lui ne faisait les choses qu'à moitié.
C'était faux, tout était faux, je le savais, je ne les pensais pas, et pourtant je les lui avais jeté à la figure, sans aucune excuse. J'avais presque vu le moment où il avait craqué, où il avait décidé qu'il n'avait plus de patience ni de tolérance pour mes idioties et pendant un instant j'ai cru qu'il allait me gifler.
J'aurais préféré.
À la place il m'avait juste regardé avec douleur, tristesse et il avait dit "d'accord" avant de sortir. C'était bien pire qu'une gifle, pire que s'il m'avait crié dessus ou insulté, pire que tout, et je savais que j'avais dépassé une limite de non retour. Il avait tout accepté : de mes sautes d'humeur à ma nature tordue, de l'ombre que je lui faisais à la menace que je représentais, mais même Javi avait une limite à ce qu'il pouvait encaisser et je venais de déborder abondamment cette limite sans aucune excuse valable.
Il m'avait toujours dit de faire attention aux quads, il ne m'avait jamais jalousé, il s'était toujours réjoui de mes médailles, même en 2017 quand il avait été éjecté du podium après deux ans de règne au sommet et même à Sotchi. Il avait la même pression que tout le monde, en ajoutant qu'il devait en plus toujours prouver sa valeur alors qu'il aurait dû être reconnu depuis longtemps, sa carrière touchait à sa fin, il était l'une des rares, sinon la seule personne à me comprendre, me connaitre et à m'apprécier pour qui j'étais : ce n'était même pas que je n'avais pas d'excuses, c'était que j'étais tout simplement une ordure qui lui balançait des horreurs à la figure pour me défouler tout en attendant qu'il encaisse sans broncher...

Ice KingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant